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Tuez-les tous
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Juillet 1209

« Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. »

Arnaud-Amaury, légat de Cîteaux,

lors de la prise de Béziers.

Cette fois, c’est parti.

Escartille galopait sur les routes occitanes – et sans le savoir encore, vers une autre sorte d’enfer.

Arrivé au sommet d’une colline, il retînt les rênes de sa monture.

Ce fut alors qu’il les vit.

Oh oh. Le temps se gâte !

Des milliers d’hommes avançaient dans la campagne languedocienne. Les chevaliers, croix d’orfroi et de cendal sur la poitrine, portant haubert et cotte de mailles, étaient accompagnés de leur suite, écuyers, sergents, valets de pied, qui représentaient parfois plus de quarante soldats par bataillon, sans compter les membres de leurs familles. Derrière eux marchaient une foule d’archers, d’arbalétriers, de sapeurs, de mineurs, de professionnels responsables des machines. Des nuées de routiers, mercenaires basques et aragonais recrutés pour l’occasion, terreur absolue des populations civiles, ajoutaient à ce défilé que l’on pouvait voir approcher de plusieurs lieues, riant, criant, crachant, chantant de vallon en vallon, au milieu des champs et des herbes hautes, dans une interminable collection de blasons et de bannières. Des centaines de préposés aux bagages venaient encore enfler cette marée humaine : ils traînaient sur leurs chariots les caisses d’armes, les cuisines, les tentes, le matériel destiné à l’établissement des sièges de l’ennemi, des lingères, des blanchisseuses, des ravaudeuses, des filles de joie. Mendiants et vagabonds, clopinant dans le sillage des chariots, achevaient de composer ce terrible spectacle de l’armée en marche, d’où s’élevaient des clameurs ininterrompues. Des nuages, des tornades de poussière les suivaient.

Escartille retint son souffle.

Seigneur Dieu.

Il donna du talon contre les flancs de son cheval.

Pourvu que je trouve asile quelque part.

Échappé aux confins de la Provence, le troubadour avait confectionné à Aimery une sorte de berceau qu’il portait contre son ventre. Sa chevauchée n’en était que plus ardue ; les cahots ne cessaient d’arracher à l’enfant des cris et des pleurs. Escartille craignait à tout moment que les sangles de son berceau de fortune ne se défassent. Échaudé par sa propre cavalcade, il avait du mal à réaliser vraiment ce qui venait de lui arriver. Sa vie avait basculé du tout au tout ; chaque fois qu’il regardait le visage poupin de son fils, il hésitait entre les rires et les larmes. Arraché à Puivert et à la solitude dans laquelle il s’était muré ces derniers mois, le troubadour ne cessait à présent de penser aux paroles de la servante de Louve – par pitié, laissez-la en paix maintenant ! Ne cherchez pas à la rejoindre ! Respectez ses vœux et sauvez son enfant, il est de noble sang. Vous n’imaginez pas quel est son déchirement, vous n’imaginez pas comme elle a souffert. Mais s’il devait à la fois échapper à la vie de Puivert et courir dans tout le pays, sans même pouvoir se lancer à la poursuite de sa Dame, que faire ? Où aller ? Prenez garde, avait dit encore la servante : votre pays est dangereux, vous savez comme moi ce qui s’y passe. Et si Escartille avait eu vent de la montée des troubles dans toute l’Occitanie, il était loin de s’imaginer qu’une guerre véritable était déclarée.

Après une réflexion aussi rapide que l’exigeaient les circonstances, Escartille s’était rendu jusqu’à Saint-Gilles – non loin de l’endroit même où le légat Pierre de Castelnau avait été assassiné quelque temps plus tôt. Le troubadour espérait y retrouver un de ses anciens compagnons, André de Bonnefoi, qu’il avait rencontré à Puivert et qui l’avait entretenu de la beauté et de la richesse des cours où il avait chanté. Le troubadour pensait ainsi se faire introduire auprès de nouveaux protecteurs. Mais il s’avéra bien vite qu’André de Bonnefoi avait quitté la Provence, sans que l’on sache pour quelle destination, ni ce qui lui était arrivé. Escartille rageait contre le sort ; pourtant, il n’avait guère le loisir de se laisser aller à ses propres préoccupations.

À Saint-Gilles, la population était en pleine effervescence.

Décidément, je ne sais ce qui se passe ici, mais tout cela ne me dit rien qui vaille.

Le jeune troubadour ne tarda pas à se renseigner.

— Comment, vous n’êtes pas au courant ? C’est aujourd’hui que le comte de Toulouse doit faire amende honorable. Les évêques l’attendent à leur tribunal.

— Le comte de Toulouse ? répéta Escartille avec naïveté.

La jeune femme à qui le troubadour s’était adressé roula de grands yeux ; puis elle soupira et hocha la tête :

— Mais ne savez-vous pas ? C’est la guerre, messire ! C’est la guerre qui commence !

Elle hocha encore la tête, regarda avec consternation ce troubadour échevelé, puis elle partit. Escartille, de plus en plus préoccupé, lui emboîta le pas. Il parvint ainsi à l’église de Saint-Gilles, où se trouvaient rassemblés les membres du tribunal ecclésiastique. Escartille se glissa sur le parvis, au milieu de la population.

Dix-neuf évêques et trois archevêques étaient là, en grand équipage, au sommet des marches conduisant à la nef. Raymond VI faisait face à son tribunal. Ainsi, c’était lui, le premier seigneur du Languedoc, celui que l’on accusait de favoriser la cause hérétique ! Escartille ne l’avait jamais croisé qu’en effigie, sur les sceaux et les blasons ; s’il lui était arrivé autrefois de se rendre à Toulouse, jamais il n’avait eu le privilège de chanter pour une cour si majestueuse. Les cheveux ras, le visage tendu, le comte en imposait par la gravité de ses traits et sa noble stature ; il se dressait devant les membres du clergé, qui formaient un demi-cercle autour de lui, comme une nuée d’oiseaux prêts à fondre sur leur proie. Raymond VI, le damné d’Occitanie ! Le cousin du roi de France, le vassal de l’Angleterre et de l’Aragon, maître de toute terre de Narbonne à la Provence, du Toulousain aux Pyrénées ! Mais voici que le lion se préparait à la plus cruelle des humiliations. Raymond était à l’entrée, encadré d’une troupe d’archers. On l’avait amené à demi nu sur le parvis et il venait d’y jurer obéissance ; à présent, le légat Milon, l’un de ceux qui à Rome avaient prononcé son excommunication, mandaté par Innocent III, le forçait à s’agenouiller. Le comte de Toulouse obtempéra. Lorsque ses genoux tombèrent à terre, les hommes d’Église affichèrent un air vainqueur. Milon s’avança et lui assena de nombreux coups de verges, avec un plaisir qui n’avait rien de feint.

— Acceptez-vous de renoncer à vos droits sur tous les évêchés de vos terres ? Acceptez-vous de chasser les routiers et mercenaires qui courent votre pays ? Acceptez-vous de ne plus confier de charges publiques aux juifs, de ne plus protéger les hérétiques et de dénoncer ces hérétiques aux pouvoirs de l’Église ?

— Oui.

Le sifflement de l’instrument et les gémissements retenus du comte de Toulouse furent les seuls à troubler le silence mortel qui s’abattait sur le parvis. Puis Raymond fut revêtu de sa robe de pénitence. On lui passa une corde au cou, qui traînait jusqu’au sol, et un enfant lui apporta un cierge. Il devait le tenir en main durant toute la cérémonie. Pour l’occasion, l’église avait été redorée de tous les attributs de sa magnificence : deux lions décorés de peintures et de feuilles d’or semblaient garder les portes centrales ; une forêt de crucifix rutilants s’élevaient derrière les membres du tribunal ; des banderoles brodées de vermeil étaient suspendues de part et d’autre du transept. Le comte avança lentement, les soldats et le peuple à sa suite. Il s’efforçait de conserver sa prestance et son assurance, mais à regarder ses yeux, on pouvait deviner qu’au fond de lui, la colère et la révolte ne s’étaient pas éteintes. Il voyait le monde s’armer contre lui ; on l’avait averti de l’arrivée des croisés. Bientôt, les champs d’Occitanie seraient le lieu des pires atrocités, les foins s’embraseraient, des bûchers s’allumeraient de ville en ville. Mais quoi ! Pouvait-il affronter l’Église à lui seul, entraîner les siens dans un combat sans issue ? La vision de ce seigneur rebelle, soudain réduit à rien, causait parmi la foule les impressions les plus contradictoires. Certains avaient un air satisfait, trouvant sans doute que l’amende honorable était un faible supplice ; mais parmi la grande majorité de ses sujets, l’effroi le disputait à l’abattement.

Un homme se tenait aux côtés d’Escartille ; son visage était d’une pâleur étonnante, mais ses yeux étaient de braise. Il portait une robe noire à capuchon, serrée par un cordon à la ceinture. Il tenait une bible en main.

Ce doit être l’un d’eux, se dit Escartille, l’un de ces cathares que l’on vient chasser jusqu’ici.

L’homme ne manquait pas d’audace, à venir se glisser ainsi au milieu de la foule. Escartille et lui étaient un peu en retrait, dans le fond de l’église. Le cathare ne paraissait pas s’inquiéter d’être reconnu. Sans doute, en ce jour où le comte de Toulouse ployait devant eux, les prélats tenaient-ils au contraire à ce que leurs ennemis puissent assister de visu à cette humiliation. Le parti hérétique pouvait ainsi mesurer, si besoin en était, l’immense pouvoir contre lequel il avait l’inconscience de se dresser.

L’homme chuchota soudain à l’adresse du troubadour, sans tourner la tête :

— Ils sont fous. L’hérésie dont ils nous accusent est la foi du peuple d’ici. Ces suppôts de Satan dont ils parlent sont nos amis, nos parents, nos frères ! Et c’est Rome qui nous dira que croire et comment agir ? Notre pauvre comte de Toulouse est pieds et poings liés… Oui, il est vassal du roi d’Aragon, il est l’ami des rois de France et d’Angleterre ; mais personne ne fera rien pour lui ! Le comte est-il seulement maître chez lui ? Ses terres sont presque aussi vastes que celles du royaume de France, et il peut à peine lever une armée dans ses propres fiefs !… Entre les ligues de barons, les comtes de Foix et les Trencavel, les intérêts se font et se défont… Il veut gagner du temps… Mais à quoi bon ?

Le cathare hochait la tête. Escartille ne lui répondit pas.

Durant tout le temps que dura cette triste cérémonie, Raymond VI agenouillé s’adressa à Dieu, non celui qu’on lui reprochait d’avoir renié, ni même celui de ses amis cathares ; mais à ce Dieu que tous cherchaient, et dont Raymond sentait cruellement l’absence aujourd’hui. Il avait en balance la survie d’un peuple qui l’aimait et la crainte de la puissance à laquelle il s’exposait, au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Face à ce choix impossible, il capitulait devant les prélats rassemblés. Il décida de donner le change jusqu’au bout, et de rejoindre la cause même de ses ennemis. S’il n’était plus une menace, s’il gagnait la confiance du pape, alors peut-être pourrait-il atténuer la haine qu’il sentait se lever contre les siens. Cette perspective achevait de l’exaspérer, et pourtant, c’était la seule issue. L’issue du faible, peut-être, ou du suzerain trop conscient des pouvoirs qui risquaient de se déchaîner s’il continuait à provoquer la papauté. Ainsi, il allait faire mine de servir le fer ennemi, pour mieux en prémunir ses parents et ses vassaux. Un calcul épouvantable, dont il savait les limites ; mais l’échine du guerrier devait maintenant se courber pour jouer les anguilles dans des eaux hostiles.

De nouveaux coups de verges vinrent enflammer son dos.

Il serrait les dents, les yeux clos.

Tout cela ne suffit pas à empêcher les massacres qui se préparaient.

Escartille ne tarda pas à comprendre qu’il ne faisait pas bon vivre à Saint-Gilles ; décidément, rien ne semblait devoir s’y apaiser. La cérémonie ne s’était pas achevée depuis une heure que, cherchant désespérément de quoi renflouer sa bourse, le troubadour, revenu sur la grand-place, y trouva un prêcheur catholique, juché sur un simple tabouret de bois. Il se nommait Dominique de Guzman. Avec l’évêque d’Osma, il avait longtemps marché, pieds nus, sur les routes poussiéreuses du Languedoc, mendiant le droit d’être écouté en même temps que son pain quotidien. Souvent, on s’était moqué de lui, on lui avait jeté de la boue ou des légumes, on lui avait attaché de la paille dans le dos. Il était passé à Montpellier, Servian, Béziers, Carcassonne, Montréal, où il avait rencontré Guilhabert de Castres et un grand nombre de parfaits ; aujourd’hui, il arguait à qui voulait l’entendre du bien-fondé de la guerre.

— Qui défendez-vous, mes amis, mes frères ? demandait-il, qui défendez-vous, sinon une secte, une secte dangereuse, qui se complaît dans toutes les erreurs ? Depuis des années, j’ai sillonné les routes de votre pays, j’ai prononcé des paroles de paix. J’ai dit que, si l’on s’était saisi de moi, j’aurais supplié que l’on ne me mette pas à mort d’un coup, mais que l’on m’arrache les membres un à un, pour prolonger mon martyre, plutôt que de renoncer à un seul des commandements de ma foi. Et je le dis encore, oui ! Je suis prêt à n’être plus qu’un tronc sans membres, à avoir les yeux arrachés, à agoniser dans mon propre sang, plutôt que d’épouser une cause indigne ! J’ai prêché, j’ai imploré, j’ai pleuré devant vous ! Mais là où valait la bénédiction vaudra maintenant le bâton ! Persistez dans l’erreur, et nous exciterons contre vous les princes et les prélats, ils convoqueront nations et peuples, et un grand nombre d’entre vous périra par le glaive ! C’est vous qui subirez ce martyre que j’appelais de mes vœux ! Réveille-toi, peuple occitan, et reviens à l’Église de Vérité ! Réveillez-vous tous, ou vos tours seront détruites, vos murailles renversées les unes après les autres ! Vous-mêmes serez réduits en servitude ! C’est ainsi que prévaudra la force, là où la douceur a échoué.

Escartille ne pouvait savoir que cet homme n’était autre que le futur saint Dominique.

Par Dieu, je n’y comprends rien ! Je n’ai rien demandé de tout cela ! Ces querelles me passent au-dessus de la tête.

Une chose était sûre : il était hors de question de rester davantage en ce lieu agité.

Usant de toutes ses malices, le troubadour s’aventura dans une ferme où il parvint à dérober deux poulets, des fruits et quelques rasades de lait.

Il n’avait avec lui que quelques deniers ; voilà qui ne le mènerait pas loin.

Il hésita longtemps avant de reprendre son chemin et resta dans les environs, à glaner ici ou là de quoi subsister. Alors que l’été approchait, Escartille, désemparé, se décida à trouver un abri plus sûr que les granges de foin et le refuge des fermes. Aimery était d’une insatiable voracité. Le troubadour lui consacrait chacun de ses instants, malgré ces impossibles circonstances. Il était devenu un chasseur de tétons, de mères nourricières, de ces familles de paysans crottés auprès desquels, chaque jour, il gagnait pour le nouveau-né le simple droit de découvrir le matin suivant. Lorsqu’il le regardait, Escartille songeait à Louve avec tristesse ; dans les yeux noirs de l’enfant, dans ces joues douces et fraîches, dans cette bouche avide, il cherchait à discerner ses propres traits et ceux de la belle Aragonaise. Maladroit, incapable, perdu, Escartille s’efforçait cependant de garder espoir, de ne pas céder au chagrin ; mais il lui fallait rapidement trouver un asile plus sûr.

— Aimery ! Aimery ! Dans quelle folie nous ai-je entraînés ? Seras-tu longtemps privé de celle que j’aime et qui t’a mis au monde ? Quand, comment pourrons-nous la retrouver ? Ne pleure pas, je t’en prie, non ! Ne pleure pas, par pitié, petit morveux ! Seigneur, je sais que Vos desseins sont impénétrables, surtout en ce moment ; mais ne pourrais-je savoir un peu plus où je vais, et ce que je dois faire à présent ?

Béziers. C’est là qu’il faut aller.

Escartille pensait trouver dans cette ville la sûreté qui lui manquait. Pourtant, il avait eu vent de la situation ! Les nouvelles se répandaient maintenant dans la région comme une traînée de poudre. L’Église, en chasse contre les hérétiques, était entrée en Languedoc avec la ferme intention de faire plier toutes les maisons soupçonnées de catharisme. Raymond VI devait rejoindre les croisés à Valence. Les troupes dirigées par Milon, celles-là mêmes que le troubadour avait déjà trouvées sur sa route, allaient retrouver celles de l’archevêque de Bordeaux, qui pénétraient dans le Languedoc par le Quercy. Le comte de Nevers était des leurs, ainsi que le duc de Bourgogne, le comte de Saint-Pol, Pierre d’Auxerre et Adémar de Poitiers ; il y avait là la plus haute noblesse de France, une armée de clercs et de seigneurs, accompagnés de leurs vassaux. On annonçait l’arrivée de cinquante mille hommes ; cinquante mille chevaliers bardés de fer et prêts à en découdre, sans compter les dizaines de milliers de vilains qui les suivaient, et toute la racaille accompagnant les guerres de cette sorte. Pendant ce temps, le jeune Raymond-Roger Trencavel, neveu du comte de Toulouse, tenait conseil dans cette bonne ville de Carcassonne, dont Escartille s’efforçait chaque jour d’obtenir des nouvelles. Trencavel n’avait que vingt-quatre ans, mais le peuple savait qu’il était un protecteur farouche de ses intérêts. On l’aimait ; tous les espoirs étaient à présent entre ses mains. Il était le second maître de l’Occitanie après Raymond VI. La population occitane avait entendu dire qu’il venait de rassembler ses principaux barons, pour parer à toute éventualité. Trencavel espérait passer à travers la tempête sans faire trop de remous, au moins tant qu’il n’était pas directement attaqué. Mais à présent que l’Église mettait sa menace à exécution et envahissait la région, c’était une autre affaire. Le vicomte devait se maudire de son péché d’orgueil, car il fallait se rendre à l’évidence : lui et ses alliés avaient sous-estimé le danger qui pesait sur le pays. Ils ne s’étaient préparé en rien, et n’avaient pas plus que Raymond VI les moyens d’assurer leur défense, face à la déferlante des Français de l’ost. Une forte partie s’engageait et Trencavel se retrouvait isolé. La défection de son oncle lui coûtait à un point qu’il était difficile d’imaginer ; aux yeux de Rome, il devenait le nouveau personnage à abattre.

Escartille songea bien à quitter l’Occitanie pour franchir les Pyrénées espagnoles – et attendre Louve chez elle, en Aragon, peut-être ! – ou à remonter vers le nord ; mais comment aurait-il pu espérer préserver longtemps leur vie, à tous deux, alors qu’à chaque instant, il redoutait d’être occis au milieu de la campagne ? Quitte à rester dans les parages, il cherchait l’abri d’une cité moins convoitée que celles qui passaient pour être les cornes de l’hydre.

Oui ! Son calcul aurait pu être le bon.

Il s’était trompé.

En arrivant à Béziers, second fief de la vicomté des Trencavel, il trouva enfin à loger chez un couple d’aubergistes, qu’il parvint à émouvoir par le récit de son aventure. Leur maison donnait sur la rue des Frères, en plein cœur de la cité. La matrone du lieu s’appelait Églantine. Elle avait quitté Toulouse dix ans plus tôt en épousant son mari, Robert de Bayle, et tous deux avaient ouvert leur auberge, Au Grand Veneur. Églantine était une bonne mère, toute de force et de caractère. Elle s’enticha vite d’Aimery et ne manqua pas de le prendre sous sa coupe. Son époux, partagé entre sa jovialité naturelle et une méfiance bien légitime à l’égard des intentions du troubadour, ne savait trop quel parti prendre ; mais il en allait du sens de l’hospitalité occitane que de tirer le jeune homme et son enfant de ce mauvais pas.

Un matin de juillet, à l’aube, Escartille décida de sortir par les rues de la ville pour y faire une petite promenade. Il avait emmené son fils, qu’il tenait enveloppé dans une étoffe de soie rouge prêtée par les aubergistes ; il souriait sous les premiers rayons de soleil, marchant d’échoppe en échoppe, saluait en hochant du couvre-chef les forgerons, les cordonniers, les armuriers, les pâtissiers, les merciers ambulants, échangeait avec eux quelques mots, s’inclinait dans des révérences exagérées lorsqu’il croisait un grand bourgeois à cheval ou l’un des capitouls de la cité. Un marché se tenait sur la grand-place. De toutes parts montaient les bruits quotidiens de la ville, la criée des colporteurs, les rires fusant des tavernes, le fer frappé contre l’enclume. Des parfums de fruits, de légumes et de vin venaient se mêler à ceux des terres avoisinantes. Oui, alors même que la guerre commençait, le pays était encore une terre d’abondance : les marchandises arrivaient de Marseille, Toulouse, Narbonne, Avignon et s’échangeaient sans mal ; les commerçants pouvaient vendre et acheter sans que la circulation des biens soit taxée à tout bout de champ ; les étrangers allaient et venaient librement. Il n’y avait que les Pyrénées à franchir pour s’ouvrir les portes de l’Espagne et de l’Orient. Des navires gorgés de richesses suivaient le cours du Rhône et de la Garonne ! Pour la première fois depuis longtemps, Escartille respirait, s’accordait un peu de détente. Il souriait en regardant le flot de ces ouvriers, aux ongles rouges à force de travailler le kermès et le pastel, la galle d’Alep, l’alun et la gaude venus de Pise et de Gênes, qui sortaient en bande de leurs teintureries pour gagner l’auberge la plus proche. Ici, des négociants d’Alexandrie déchargeaient leurs cargaisons de lin, de coton et d’indigo ; des Catalans roublards, le teint hâlé, en chemises blanches, écoulaient le safran, la cannelle, le poivre, le girofle, le gingembre, des épices et des parfums des plus lointains horizons. Des confections d’habits étalaient à profusion leurs étoffes de soie et de pourpre et leurs taffetas liserés d’or ; tonneliers et charpentiers de mer écumaient les rives de l’Aude et de l’Orb ; drapiers, tailleurs, perruquiers, gantiers, chapeliers, fourreurs se disputaient les plus belles commandes, leurs étals multicolores luisant sous le soleil. À Béziers, comme dans toutes les villes occitanes, les capitouls, les maîtres des cités, tenaient à leur autonomie. Leurs suzerains féodaux, eux-mêmes, accordaient à ces bourgeois cette indépendance qu’ils considéraient avec bienveillance, tant que le cœur de la population continuait de battre pour eux. Forts de cette liberté, les clercs n’étaient pas en reste : ils s’aventuraient sur des chemins interdits. Il n’y avait pas une ville d’importance dans laquelle on ne trouvât des écoles de mathématiques, d’astrologie, de médecine, de philosophie. On enseignait Aristote là où il était banni des Universités du royaume de France, aux mains des pouvoirs ecclésiastiques.

Avec un pincement au cœur, Escartille imaginait combien sa vie aurait pu être différente ; il se prenait à penser qu’après tout, la bohème courtoise qu’il avait connue jusqu’à présent comportait bien des désagréments. Il aurait pu, déjà, trouver refuge dans l’une de ces villes aux ruelles enlacées autour du château ; il aurait pu épouser une dame encore libre et vivre avec elle dans l’une de ces maisons, au sommet des collines ! Il aurait coulé des jours paisibles à l’abri des murailles, loin des clercs fanatiques de tous bords, loin des Aragonais revanchards ! Mais à peine songeait-il à cette idée que le visage de Louve venait danser devant ses yeux, lui arrachant un soupir de tristesse. Était-elle repartie en Aragon ? Quand pourrait-il enfin se mettre en chasse, remuer ciel et terre pour la retrouver ?

Soudain, Escartille tombait en arrêt devant une nouvelle apparition. Une bourgeoise marchait au bras d’un chevalier ; il s’agissait tantôt de nobles de la ville, tantôt de seigneurs de la campagne, venus à Béziers pour la foire ou le marché. Le troubadour lorgnait sur la belle, à la chevelure nouée sous le voile, la robe catalane s’ouvrant à chaque pas sur l’indiscrétion d’une chair intouchable. La traîne de son riche surcot glissait derrière elle avec une délicieuse élégance. La magie recommençait. Escartille se lançait dans le sillage de la dame, cette étoile filante, puis il s’aventurait devant elle, guettant le moment où elle lèverait les yeux. Soudain, elle croisait son regard, lui adressait un sourire. Le troubadour retrouvait aussitôt ses vieux réflexes ; il chavirait, rêvait de l’étreindre, le cœur réchauffé de cette simple œillade. Puis, fermant les paupières, il guettait cette fragrance subtile qui, portée par la brise, volait jusqu’à lui. Il imaginait alors que c’était Louve qui venait de jaillir devant lui, qu’il n’avait plus qu’à s’élancer vers elle… mais voici que le chevalier, devinant ce manège, levait le sourcil et pressait le pas. La douce voyait l’enfant que le troubadour tenait entre ses bras, langé contre son cœur. Elle s’éloignait alors sans se retourner, balançant de la croupe avec indolence. Et l’enfant souriait, ses grands yeux fixant son père avec la curiosité si habituelle aux nourrissons. Son visage semblait guetter la lumière.

Escartille souriait à son tour et retrouvait son humeur légère, continuant de déambuler de rue en rue. Des enfants jouaient au palet dans une cour, en poussant des cris joyeux ; ici, il manquait de heurter un parfait en sandales ; là, c’était l’un de ses homonymes catholiques, abbé renfrogné qui serrait bien fort son livre de messe. Il y avait quelque chose de comique à voir ainsi les partis ennemis se côtoyer derrière les mêmes murs. Les hérétiques vivaient auprès des clercs de l’Église romaine ; les uns et les autres avaient appris à se tolérer. Il arrivait souvent aux croyants de se rendre à la messe pour satisfaire aux obligations rituelles du dogme catholique, avant de recevoir dans la même journée le consolament cathare, laissant alors libre cours à une foi qu’ils vivaient de façon plus ardente et plus secrète. Ici et là, sur les places, dans les ruelles, les membres des deux religions s’observaient, s’agaçaient à plaisir, s’affrontaient parfois publiquement ; chacun y trouvait sa liberté et, au bout du compte, on préférait cela au bain de sang. Un peu plus loin, c’était une volée de femmes cathares, ces parfaites qui avaient accédé à la prêtrise, à force d’obstination ; revêtues de noir, elles enflammaient encore les sens du troubadour : elles glissaient devant lui, leurs robes sombres dansant dans la brise, anges au milieu des nuées. Il fondait d’émotion devant la poésie qui émanait de ces déesses en sandales, de cette aspiration à l’absolue pureté qu’il pouvait lire sur leurs visages, lui qui ne savait où se placer, ni qui défendre ; oui, elles étaient des livres ouverts, des livres de chant, des odes merveilleuses ! Que n’aurait-il donné, autrefois, pour posséder l’une d’entre elles, la souiller de ses plus ardentes attentions, la baiser jusqu’à étancher sa soif, l’entendre crier et l’appeler son Dieu ! Mais comment flétrir ces fleurs sans risquer de les perdre ?

Escartille entendit tout à coup des cris autour de lui.

Oh oh.

L’agitation se répandait de place en place. On se mit partout à chuchoter, à s’interroger, à discourir ; le troubadour tourna sur lui-même, avec l’enfant dans les bras, voyant gagner le flot de la rumeur. Ici, un ministre cathare accélérait le pas et s’engouffrait sous le porche d’une maison ; là, des femmes tenaient conciliabule ; plus loin, trois capitouls se dirigeaient ensemble vers le bâtiment où ils délibéraient à l’ordinaire.

Escartille fut aussitôt alerté.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à une bourgeoise qui le croisait.

— Le vicomte Trencavel est annoncé d’un moment à l’autre, lui dit-elle. Les croisés marchent sur nous.

Oh non !

Il fit une affreuse grimace.

— … Ils ne sont plus qu’à quinze lieues d’ici ! dit-elle pour l’achever, avant de s’enfuir.

Quinze lieues ! Seigneur, quinze lieues !

Le sang reflua de son visage.

Il repartit vers l’asile des aubergistes en toute hâte, manqua de trébucher sur une troupe de poules échappées du marché ; les volatiles battirent de l’aile en caquetant tandis qu’il se pressait de regagner le Grand Veneur. En chemin, il faillit être renversé par un groupe de cavaliers qui se dirigeait également vers le cœur de la cité. Il entendit de toutes parts des vivats que l’on jetait à l’adresse des arrivants ; on se pressait sur le pas des portes, on acclamait les chevaliers depuis les fenêtres, on déployait des drapeaux. Escartille ne tarda pas à comprendre : les portes de la ville venaient de s’ouvrir à l’arrivée de Trencavel. Le messager qu’il avait fait mander à Béziers était entré dans la cité une heure avant lui ; les capitouls avaient à peine eu le temps de se rendre à sa rencontre. Trencavel se rendait auprès d’eux dans la plus extrême urgence. Escartille se logea sous un porche jusqu’à la fin du défilé, protégeant Aimery des nuages de poussière que soulevaient ces cavalcades. Il eut le temps d’apercevoir ce jeune homme en tunique rouge, à l’écu frappé des armoiries de Carcassonne : le torse droit sur son cheval, les cheveux en bataille, il avait fière allure ; pourtant, Escartille put juger à sa mine qu’il était dévoré d’inquiétude. Il n’y avait plus un instant à perdre. Ainsi, c’était lui Trencavel, le Petit Pastoret, celui qui devait assurer la protection de la cité ! Oui, il avait l’air vaillant, mais cela suffirait-il ? Et pourquoi n’était-il venu ici qu’avec une poignée de soldats ?

Escartille attendit que les cavaliers se fussent éloignés et n’eut aucun mal à entendre les rumeurs qui se propageaient dans toute la ville.

Le vicomte revenait de Montpellier, où il avait fixé une rencontre avec les légats du pape pour y faire valoir ses droits. Il s’était défendu de soutenir l’hérésie, affirmant qu’il n’avait jamais renoncé au catholicisme, en arguant du fait qu’il n’avait que vingt-quatre ans, et que l’on ne pouvait lui reprocher des faits antérieurs à sa majorité. Cela n’avait pas suffi à clouer au sol ces cinquante mille hommes qui ne pensaient qu’à faire justice au nom du Christ. Trencavel alla s’enfermer avec les capitouls. La ville allait être assiégée sous peu ; les croisés pensaient sans doute, pour leur premier coup, s’assurer une victoire plus facile que la prise de Carcassonne, qui seule pouvait leur résister. Le vicomte ne pouvait accepter de s’emmurer à Béziers ; s’il déplaçait ses troupes maintenant, il risquait de tout perdre d’un coup de dés. Durant les quelques heures d’entretien qu’il eut avec les notables de la ville, il promit de leur envoyer des renforts avant peu ; mais il devait retourner au plus vite vers sa capitale pour en organiser la défense. La seule proposition qu’il put formuler était d’emmener avec lui quelques hérétiques et juifs de la ville. Les capitouls comprirent la décision de leur seigneur. Ils savaient aussi ce qu’elle signifiait pour eux, et pour toute la population. Quinze lieues ! Cela signifiait qu’il restait à peine deux ou trois jours pour se préparer au siège.

Lorsque le troubadour arriva à l’auberge, il se précipita sur Églantine.

— Il faut déguerpir au plus vite, lui dit-il, croyez-moi !

Elle le considéra aussitôt d’un air réprobateur.

— Quoi, Escartille, quoi encore ! lui jeta-t-elle avec un accent chantant, à couper au couteau.

Ils étaient dans l’arrière-salle de l’auberge, petite pièce où se trouvaient une table et quelques chaises de paille, au pied desquelles jouaient les enfants d’Églantine. À l’intérieur de l’auberge, dans la salle voisine, on entendait des éclats de voix. Partout, on débattait de la situation. Le troubadour avait l’air bien déconfit, avec son galurin de travers. Les poings sur les hanches, Églantine le toisa de haut en bas, le visage sévère. Cette force de la nature le dépassait de deux bonnes têtes ; c’était une citadelle à elle seule. Sa carrure imposante, la crinière blonde qui enserrait son visage, tout concourait à impressionner les grands timides comme Escartille. Elle lui arracha l’enfant des bras et le posa dans le berceau de paille qui se trouvait là, comme un Jésus dans sa crèche. Elle tonitrua alors que c’était folie de penser un instant fuir de cette ville et de l’abri de ses remparts.

— Vous n’êtes pas bien, messire Escartille ! Que ferez-vous si en mettant le pied dehors, vous tombez sur ces milliers de Français qui ne demandent qu’à étriper les cathares et les vagabonds ? Vi’al perdon ! Ils ont des routiers avec eux, des Basques et des Aragonais, la pire engeance de la terre ! Notre cher vicomte nous a promis des renforts, les renforts viendront !

Escartille eut beau arguer de toutes les raisons imaginables, elle ne l’écoutait pas.

— Cet enfant n’est pas préparé à affronter une armée avec vous, Escartille.

— Qui parle d’affronter qui que ce soit ? s’écria le troubadour. Bien au contraire, il faut…

— N’avez-vous pas entendu ce qui se dit partout ? dit encore Églantine. Ils viennent de tous côtés ! Anatz, regardez-vous, Escartille, vous-même êtes encore un enfant, vous n’avez rien d’un homme d’épée ! Vous ne savez pas vous battre ! Je ne vous laisserai pas partir et risquer deux vies en courant à tous les diables !

Ce fut alors que le pater familias fit son apparition, de retour de la salle principale de l’auberge, qu’il venait de fermer. Robert de Bayle tenait deux pioches en main. Il s’avança vers Escartille. Il avait les bras noueux, le visage dur ; un nez épaté au-dessus d’une épaisse moustache. Une tache de naissance ornait son front, dessinant une étoile brune au-dessus de ses sourcils. Il jeta l’une des pioches dans la direction du troubadour, qui l’attrapa au vol pour éviter qu’elle ne tombe. Puis Robert s’essuya les mains sur son tablier.

— Hardi, troubadour ! Rends-toi utile, dit-il à Escartille d’un ton rude.

— Mais… mais que voulez-vous que je fasse de cela ?

— Prends trois gourdes d’eau, fit-il pour toute réponse. Nous allons creuser.

— Creuser quoi ? demanda Escartille.

— Les fossés, dit l’aubergiste, avant de disparaître au-dehors.

Le troubadour resta bouche bée, la pioche à la main. Il n’était pas question pour lui de creuser quoi que ce soit ! Pourquoi se précipiter dans la tourmente et admettre de se mêler à ce combat, qui semblait si éloigné du sien ?

— Ton enfant, le sort d’une ville ! cria Robert depuis la rue. Cela ne suffit pas à te décider ? Allez, petit, au travail.

Oui, il aurait pu partir, se jeter dans une autre folie, détaler de la ville au risque de se faire massacrer par les routiers et les brigands de la campagne, il aurait pu tenter de nouvelles aventures. Mais celle-là ! Celle-là…

Allez, petit, au travail.

Une ville entière se préparait à l’assaut. Ils étaient près de neuf cents, disséminés sur tout le pourtour de la cité. De chaque maison affluaient des renforts réguliers. Hommes et femmes de toutes conditions se ralliaient à la prompte défense que dirigeaient les bourgeois. Ils sortaient des maisons du castrum, les bras chargés de gourdes, de nourriture et de pelles, rejoignant les abords de la ville ; il n’y avait pas une seule des ressources de la cité qui ne fut mobilisée par cette vaste entreprise. Les capitouls étaient transformés en maîtres d’œuvre. L’index tendu, ils déployaient les plans, indiquaient les travaux à mener, griffonnaient à la hâte sur les rouleaux de parchemin qu’on leur tendait, criaient leurs ordres de tranchée en tranchée. La fièvre les gagnait, à mesure que le soleil abaissait sa course, et que le temps, implacable, continuait de s’écouler ; partout, les hommes creusaient, un même cri semblait monter des abords de la ville, scandant la mesure des coups assenés par des forêts d’instruments. Aux côtés de Robert de Bayle, Escartille passait la main sur son front, attaquant le sol avec retard sur ses voisins. Il ruminait contre sa faiblesse.

— Nous serons prêts en temps et en heure, dit l’aubergiste à côté de lui, comme s’il avait pu entendre les pensées du troubadour.

Ses bras puissants frappaient le sol en soulevant des caillasses et des mottes de terre.

— Et vous croyez que… ces fossés seront suffisants ? dit Escartille, haletant. Votre Trencavel vous laisse tomber comme de vieilles braies, oui ! Oh, je… je les connais, les bons seigneurs de chez nous, j’ai… passé mon temps à chanter pour eux, à Puivert ! Ils boivent, ils mangent, mais… ils ne sont pas fous au point de courir au suicide comme nous le faisons !

— Tais-toi, Escartille, et pioche !

Escartille rajusta son galurin, leva les yeux et regarda autour de lui. Le soleil continuait de descendre derrière les collines. Une lumière perlée tombait sur l’immensité de ce chantier improvisé. Et partout, au milieu des nuages de poussière, le troubadour contemplait cette foule grouillante, qui tonnait, ahanait, chantait, riait, criait, ces têtes luisantes, ces bras tantôt malingres, tantôt solides comme l’écorce des chênes, ces monceaux de terre et ces paniers de victuailles qui circulaient entre eux – et le troubadour s’adressa de nouveau à Dieu en silence. Il lui fit une prière désespérée, se représentant soudain toute l’incongruité de la situation et de cette guerre qui, après avoir couvé si longtemps en Occitanie, éclatait aujourd’hui comme un coup de tonnerre.

Qui suis-je en train de défendre ? Que suis-je en train de faire ?

Cette fois, j’en suis sûr, Seigneur, ce monde que Vous avez créé est bel et bien absurde.

Le matin suivant, alors qu’il se tenait au-dessous des murailles avec Églantine, qui portait Aimery dans ses bras, Escartille entendit le cri des guetteurs postés au-dessus d’eux. Il s’élança sur une échelle et, en quelques appuis, se retrouva auprès des soldats, sur les remparts. Il ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux devant le spectacle qui s’offrait à lui.

Diable.

Le long de la rive gauche de l’Orb, l’armée ennemie installait des milliers de tentes et de chariots ; au cœur de cette fourmilière, les croisés s’activaient avec leur chevalerie, préparant les batteries de machines, glissant les boulets dans les pierrières ou les trébuchets, alignant une à une leurs tours roulantes en prévision des bombardements. Des escouades de mineurs n’attendaient que le signal des légats pour creuser leurs galeries, afin d’ébranler le fondement des murs. Sous les pavillons des chefs de guerre, on discutait des préparatifs de l’assaut, de la façon de franchir ou de combler les fossés. Çà et là, des feux s’allumaient, les femmes et les filles de joie allaient d’un lieu à un autre, traînant des marmites ou des gamelles de nourriture. Les chariots retardataires arrivaient encore au loin, recouvrant peu à peu tout le paysage, au milieu des bivouacs et des légions de chevaux aux caparaçons armoriés, broutant, buvant, hennissant, clopinant avec les écuyers. À quelques dizaines de mètres des remparts, une première ligne de siège rassemblait les sections de routiers et les cordons de fantassins ; juste derrière, des archers et arbalétriers circulaient auprès des préposés aux machines. Plus loin encore, on trouvait la noblesse et le clergé, magma semé d’étendards multicolores, de drapeaux claquant au vent, de bannières épiscopales, jusqu’à disparaître à l’horizon. Un brouhaha incessant montait de toute la plaine.

Bien. Je vois.

Escartille avala sa salive et sentit une grosse boule rouler dans sa gorge. Il se tourna vers l’un des soldats avec lequel il venait de faire connaissance, à côté de lui.

— Ils… Ils sont nombreux, hein ?

Le soldat, lui, ne paraissait pas impressionné. Il s’appelait Charles de Montesquiou, était originaire d’Agen. Il avait le visage long, les joues creuses, les paupières tombantes. Prenant appui sur sa lance, la tête recouverte d’un casque de fer, il semblait, au contraire, trouver cette effervescence plutôt réjouissante. Voir Béziers braver ainsi une armée qui s’agitait à ses pieds, comme un essaim d’abeilles autour d’une ruche, ne déclenchait en lui qu’un certain dédain mêlé d’amusement.

— Les dangers et les grands travaux ne sont pas pour tout de suite ! Les Français font croire à une unité qu’ils n’ont pas… Leurs troupes se développent sur une lieue de long et les routes arrivent à peine à les contenir ! Regarde ces bandes de routiers, ils peuvent les quitter à tout moment en quête d’autres pillages moins dangereux ; tenons quarante jours, et la chevalerie elle-même devra plier bagage !

Le soldat sortit discrètement une gourde de son plastron et se servit une rasade d’armagnac, avant d’éructer. Il tendit sa gourde à Escartille, mais le troubadour n’avait pas le cœur à boire. Il refusa son offre d’un geste de la main.

— Ah, répondit-il, manquant de s’étrangler. S’il nous faut seulement tenir quarante jours, alors, tout est bien !

Il entendit soudain la voix d’Églantine, restée avec l’enfant au pied de l’échelle.

— Que voyez-vous ? Ils sont là ?

Il se pencha vers elle et lui adressa un sourire forcé.

— Tout va très bien, Églantine. Il y a juste… quelques tentes, de-ci, de-là…

Dans la journée, Renaud de Montpeyroux, évêque catholique de Béziers, alla à la rencontre des assiégeants pour tenter de négocier avant le début des hostilités. Il se rendit jusque sous le pavillon où se trouvait Arnaud-Amaury, légat du pape et chef de l’armée ennemie. Le prélat était assis dans un fauteuil profond, entouré des principaux chefs de la croisade : on y trouvait le comte de Nevers, le comte de Bourgogne et les autres Français qui dirigeaient les opérations. Ils formaient un cercle devant l’évêque, portant tuniques et armures. Arnaud-Amaury était singulièrement accoutré, avec sa cotte de mailles frappée d’une croix par-dessus sa vêture religieuse ; entre l’étoffe et la cuirasse, le glaive et l’anneau, il se présentait autant en soldat qu’en homme de Dieu. Ses yeux étincelaient d’une fureur que l’on devinait prête à éclater à tout moment ; il avait un nez busqué ; ses lèvres se tordaient en un pli amer au coin de sa bouche. Arnaud-Amaury était, en cet instant, le suprême dépositaire du pouvoir pontifical. C’était à lui qu’Innocent avait décidé de faire confiance pour régler la délicate question du midi de la France. Cousin des vicomtes de Narbonne, général de l’ordre de Cîteaux, ancien abbé de Grandselve, l’un des grands monastères du Languedoc, Arnaud-Amaury était un homme de la région. Il connaissait d’autant mieux l’hérésie qu’il l’avait côtoyée pendant des années, et était prêt à tout pour extirper définitivement ses racines de l’Occitanie, quitte à mettre le pays à feu et à sang. Au-dessus du pavillon, les armoiries de Rome claquaient au vent. Sa tente, comme les milliers d’autres qui parsemaient maintenant le paysage, était surmontée d’une boule dorée et d’un aigle de métal fondu ; c’était une constellation de ces aigles vengeurs qui étincelait sous le soleil.

La rencontre fut sèche et rapide. Arnaud-Amaury tendit à Renaud de Montpeyroux un rotulus de parchemin, dont il détacha le ruban rouge, avant de le déployer sous les yeux de l’évêque.

— Voici, Monseigneur, dit-il, une liste de deux cent vingt-deux noms de personnes ou de familles hérétiques qu’abrite votre ville. Que vous et les catholiques de Béziers nous livrent les cathares dont le nom figure sur cette liste, et la cité sera épargnée. Dans le cas contraire, vous périrez tous, par la volonté du Seigneur.

Renaud prit le rouleau de parchemin.

Loin derrière, sous une autre tente, Raymond VI, comte de Toulouse, ravalait ses larmes de colère. Il était en armure, assis sur le bord d’un lit. Il n’osait porter la main à cette épée fichée dans le sol, à portée de ses doigts. De temps à autre, il se levait, faisait les cent pas, hochant la tête en tous sens et poussant des jurons. Puis il venait se rasseoir. Il pensait à cette terrible cérémonie qu’on lui avait infligée en l’église de Saint-Gilles. Son dos était encore douloureux des coups de fouet qu’on lui avait infligés. Il songeait à son neveu, Raymond-Roger Trencavel, avec lequel il n’avait cessé de se disputer, et qu’il abandonnait aujourd’hui devant l’assaillant. Et subitement, il se prenait à douter de la décision cruelle qu’il avait prise en se rangeant aux côtés de l’ennemi pour mieux lui donner le change. Mais qu’y avait-il gagné, en somme ? Sa propre sécurité ? Celle de sa suzeraineté ? Certainement pas celle de son peuple, en tout cas. Qu’ils étaient loin, à présent, ces banquets toulousains ! Et ces chants, ces danses, ces réunions de poètes et de musiciens !

Il leva vers le ciel son visage tordu de douleur.

— Excommunié ! Moi ! Que l’on me demande de revenir au pape pour sauver des vies, passe encore ! Mais que l’on me fasse assister au massacre des miens ! Que l’on m’invite à porter l’épée contre eux, que l’on soutienne mon bras pour chasser nos propres familles, comme une bande de chiens et de mécréants, cela m’est impossible, par tous les saints !

Il regarda le pommeau de son épée.

Elle semblait l’attendre, fièrement plantée en terre.

Une heure plus tard, revenu dans l’enceinte du castrum, Renaud de Montpeyroux tint conseil en la cathédrale Saint-Nazaire, où il avait réuni les capitouls et la communauté catholique de la ville. Brandissant la liste, énumérant un à un les noms qui s’y trouvaient couchés, il finit par proposer à ses ouailles de quitter Béziers en abandonnant les hérétiques aux croisés. Escartille assista à ce plaidoyer, se frayant un chemin parmi la foule. Partout autour de lui, ce fut le tollé. Le troubadour tournait sans cesse la tête de droite et de gauche.

— Jamais ! Jamais nous ne céderons !

— C’est odieux !

— Comment peuvent-ils ?

— Oui, qui sont-ils pour nous demander cela ?

— Ce qu’ils sont ? tonna Renaud de Montpeyroux, perdant contenance à mesure qu’avançait la discussion. Ce qu’ils sont ! Ils sont l’Église catholique, apostolique et romaine ! jeta-t-il à la foule en postillonnant d’excitation. Et ils campent à nos portes ! Ne soyez pas insensés, ne…

— À nos portes ? Eh bien, qu’ils y restent !

Les capitouls refusèrent le marché, outrés, préférant affronter la mort plutôt que de renier le serment qu’ils avaient fait à Trencavel. Le troubadour ne pouvait s’empêcher d’admirer ces villageois qui, envers et contre tout, croyaient en leur suzerain au point de faire passer les intérêts occitans avant la protection de leurs vies ; mais, trop conscient de leur folie, il hochait la tête sans pouvoir proférer une seule parole, ni s’unir à ces cris jetés à l’unisson, qui les précipitaient toujours un peu plus vers une dangereuse issue. Ils étaient là, jouant des coudes, se bousculant, une forêt de lances, d’épées, de gourdins, de drapeaux de toutes sortes dressée en la cathédrale. Ils étaient prêts à tout. Escartille pouvait déjà lire dans leurs yeux la résolution de ne pas trembler, et de protéger leurs biens coûte que coûte – jusqu’à la mort, s’il le fallait.

Au beau milieu de la nuit, incapable de trouver le sommeil, le jeune homme se rendit sur la grand-place, parmi les ombres qui peuplaient ses pensées. L’endroit était presque désert ; les villageois profitaient encore d’une nuit tranquille, qui serait peut-être la dernière. Escartille devinait, dans les maisons, des silhouettes agenouillées à la lueur des bougies. Çà et là, on priait, dans un silence qui n’était que le prélude au grand tumulte. Le troubadour regarda le ciel, au-dessus de lui. Des myriades d’étoiles dansaient, comme les perles d’un voile diaphane. Tout à ses souvenirs, Escartille se plaisait à penser que ce voile était celui de la dame de ses rêves ; celui de Loba, légère et pleine de promesses, dont le drapé se déroulait sous la voûte céleste, s’étirait comme un sourire, d’un bout à l’autre de l’univers… Escartille s’assit sur le rebord d’une fontaine, jouant doucement de son rebec, fredonnant à voix basse l’une des complaintes qu’il avait composées pour elle, à Puivert. Il s’imaginait de nouveau avec elle, allongé sous un arbre, tandis qu’elle lui caressait le front de son éventail… De temps en temps, il relevait son archet, ses yeux se tournaient vers les portes de la ville. Il lui aurait suffi de quelques bonds pour s’échapper, de quelques pièces pour soudoyer les soldats, et les portes se seraient entrebâillées devant lui. Aimery dans les bras, il se serait élancé dans la nuit ; il aurait accompli son premier dessein, qui était de gagner Toulouse ou de rejoindre la cour d’Aragon. L’Espagne ! L’Espagne aux mille cathédrales, l’Espagne aux deux rassurants, aux villes éclatantes de blancheur, aux balcons semés de roses flamboyantes – et Louve, peut-être ! Tandis que le troubadour regardait ces portes, elles lui semblaient soudain immenses. Sur les remparts, les guetteurs allaient et venaient, une torche à la main, leur profil se découpant contre la nuit, à moitié éclairés par les flammes. Non loin d’Escartille, des restes de légumes vendus au marché le matin même jonchaient le sol ; un chien famélique passa près de lui, remuant les ordures de sa truffe. Le troubadour sursauta en entendant passer un homme ivre qui s’accrochait aux pierres des maisons pour brandir son outre de vin, avant d’adresser au ciel des exclamations étranglées.

Leurs ombres s’allongeaient sur les murs, sur les pavés.

Pouvait-il partir, partir ainsi sans se retourner ? Tout essayer pour passer entre les rangs ennemis et quitter l’Occitanie ? Ses doigts quittèrent le rebec. Il se leva. Il ferma les yeux, s’imagina sur un cheval lancé au galop, au-delà même de l’Espagne, vers le soleil de l’Orient… Il s’approcha de ces portes qui le narguaient. Elles semblèrent doubler encore de dimension. Il entendit ses propres pas résonner sur le pavé… Il resta les bras ballants.

Ils étaient là, dehors.

Cinquante mille hommes.

Il reprit le chemin de l’auberge.

Elle était encore ouverte ; on y riait, on y braillait auprès de l’âtre, entre les tables de bois. Robert, accoudé à son comptoir, servait du vin dans des brocs que l’on frappait les uns contre les autres. Les éclats de voix et les conversations enflammées servaient sans doute à exorciser l’angoisse de la bataille imminente.

— Qu’ils viennent, ces croisés que la terre nous envoie ! Balhatz-nos la bénédiction de Dieu ! Ils verront qui nous sommes ! Et lorsque les fanions de Trencavel apparaîtront sur la plaine, ils seront pris à revers, ils prieront le Seigneur de les épargner ! Sers-moi, l’aubergiste, sers-moi encore, et buvons !

Ils rotaient, posaient leurs brocs dans des bruits sourds. Dans un coin, un vieil homme, les yeux perdus dans son verre de vin, se parlait à lui-même dans une langue inconnue. Le visage creusé de rides, il portait une barbe de patriarche. Escartille ne tarda pas à comprendre ; c’était un marchand juif qui, comme d’autres, avait refusé de quitter les lieux. La tristesse se lisait sur son visage ; il se balançait d’avant en arrière, tendant de temps à autre ses mains décharnées vers le ciel. Il était seul. Le chagrin désabusé qui se peignait sur son visage émut profondément le troubadour. Il se rendit dans l’arrière-salle, pour y trouver son enfant qui, malgré toute cette agitation, s’était endormi.

Escartille le contempla de longues minutes, sans pouvoir le quitter des yeux.

L’enfant était là, dans son berceau ; Églantine devait dormir dans la pièce voisine. Le troubadour refréna ses larmes en caressant la joue de son garçon.

Et dire que c’est à moi, à moi de te protéger, moi qui n’entends rien à tout ce qui se passe…

Il regarda ces petites mains, ce corps fragile et recroquevillé.

Je t’aime, petit morveux, je t’aime !

Le lendemain, jour de la fête de sainte Marie-Madeleine, les deux camps se faisaient face sous un soleil radieux. On se toisait dans un climat d’arrogance et d’insouciance mêlées, s’échangeant des invectives et des ironies de toutes sortes. Dès l’aube, Renaud de Montpeyroux se retira, sous le regard réprobateur de la population, entraînant à sa suite une partie des catholiques de Béziers. Escartille, de nouveau sur les remparts, contempla cette triste délégation qui partait sans demander son reste : un long défilé noir franchissait les portes de la ville, sous les sifflets. Montpeyroux se tenait droit, il tâchait de conserver un peu de dignité ; ceux qui le suivaient hochaient la tête en silence, sacs sur le dos, tirant les chariots sur lesquels ils avaient entassé leurs biens.

— Ah, ils sont beaux, nos amis ! Quel courage, oui !

— Retournez donc dans les jupons de la Sainte Vierge !

— Dites-nous si vous y trouvez la paix de l’âme !

— Ne soyez pas trop durs avec eux… disait un autre. Ils sont peut-être moins fous que nous.

Les hommes hochaient la tête avec tristesse, l’amertume aux lèvres, le visage fermé, les yeux baissés devant les quolibets et les moqueries des habitants qu’ils abandonnaient à leur sort. Les femmes versaient des larmes, levant la main en direction des murailles, saluant cette ville qui les avait si longtemps abritées et qu’elles abandonnaient aujourd’hui. Des enfants pleuraient. Lorsqu’ils eurent disparu, le troubadour ne quitta pas la dentelure des créneaux, absorbé par l’agitation qui régnait autour de lui. Les assiégeants n’avaient pas terminé leur installation ; en fait, les combats n’étaient pas attendus avant un ou deux jours. Escartille s’assit contre la pierre, sur le chemin de garde, les pieds en éventail. Trompant sa peur comme il le pouvait, il jouait aux dés avec Charles de Montesquiou. Il avalait de temps à autre quelques gouttes d’armagnac, puisées dans la gourde de son compère. Il faisait une chaleur telle que la plaine semblait fumante ; la tête risquait de lui tourner bien vite. Il apostropha le soldat :

— Holà, Montesquiou ! Dis-moi, combien nous donnes-tu de chances de nous sortir vivants de cette aventure ?

— Cela dépend de Dieu, mon ami, répondit l’autre.

— C’est bien cela qui m’inquiète. Imagines-tu la raison de ce remue-ménage ? Une poignée de cathares, et voilà la terre sens dessus dessous…

— Quand tout cela sera fini, dit Charles, j’utiliserai ma solde pour retourner à Agen.

Ses yeux s’illuminèrent ; il se pencha vers le troubadour et dit, sur un ton de confidence :

— J’ai là-bas trois enfants et une mignonne qui m’attendent ; je les ai trop négligés. Toi, le troubadour, tu sais ce qui vaut la peine en cette vie ! Je suis las de vider mes flacons sur les remparts ; quand bien même le pape viendrait chevaucher lui-même avec les curés du monde entier, sitôt que les croisés lèveront le siège, je m’en irai aussi.

Il bâilla.

— Voilà ce que je ferai…

Avisant un oiseau qui s’était posé imprudemment sur les remparts, il sortit de son justaucorps une fronde ainsi qu’un petit sac de pierres.

— Je ferai tomber les Français de l’ost un à un, comme cet oiseau.

Montesquiou fit tournoyer la fronde au-dessus de sa tête, sous les yeux d’Escartille. Il écouta le sifflement de l’arme avant que, d’un vigoureux coup de poignet, le soldat ne libère le caillou. Celui-ci frappa l’oiseau de plein fouet ; il fut tué sur le coup et s’effondra à l’extérieur de l’enceinte, avec une raideur comique, sans donner un seul battement d’aile.

Escartille hésita à complimenter son camarade.

— Ces petits instruments sont bien pratiques, dit Charles au troubadour, en particulier pour le braconnage… Nous organisions des tournois de fronde du côté d’Agen…

— Allons, dit Escartille. Que peut ta petite fronde contre une armée ?

Montesquiou haussa les sourcils et sourit.

— C’est David contre Goliath !

Escartille entendit des cris plus vigoureux qu’à l’ordinaire et se pencha par-dessus la muraille, Charles et deux autres soldats avec lui. Ils se trouvaient juste au-dessus d’une pente escarpée, dominée par un vieux pont de pierre.

Ce que vit le troubadour lui arracha un cri de stupéfaction.

Un groupe de bourgeois imprudents venait de se précipiter au-dehors par l’une des portes de la ville, armés de bâtons, de frondes et d’épées, portant haut de grands pennons de toile blanche. Ils huaient l’ennemi et songeaient sans doute à l’intimider. En cette partie de la ville, le front adverse était assez dégarni et le gros des troupes campait à bonne distance ; les bourgeois intrépides hurlaient leurs défis dérisoires en dévalant la pente et en courant sur le pont. C’était encore l’une de ces escarmouches coutumières avant les grandes batailles ; il arrivait que les adversaires s’agacent ainsi mutuellement, pour se chauffer en attendant des hostilités plus sérieuses. Cette fois, pourtant, l’algarade n’avait pas été concertée. Elle prit très vite un tour inattendu.

— Mais que font-ils ? demanda le troubadour à l’archer qui se tenait à ses côtés. Ils sont fous !

L’archer ne répondit pas, mais se sépara du jeune homme et cria à l’adresse des autres membres de sa troupe, disséminés auprès de la tour :

— Qui ? Qui a donné cet ordre ?

— Mais… personne ! répondit l’un d’eux, écartant les bras.

Charles rangea ses dés, sa fronde et sa gourde d’armagnac. Il se redressa.

— Les capitouls ne gardent pas les portes, en bas ? Par Dieu, qui les a laissés passer !

Entre-temps, un chevalier ennemi, qui passait par là, avait dégainé l’épée et s’était avancé sur le pont, seul, pour répondre aux injures de la bande qui lui faisait face. Derrière lui, à une centaine de mètres, une troupe de routiers fut parcourue d’un mouvement d’agitation. Un homme sortit d’une tente pour voir ce qui se tramait. Les poings sur les hanches, il contempla la parade à laquelle se livrait le croisé, ainsi que l’ardeur de ces lurons qui s’étaient permis de quitter l’enceinte protectrice de la ville pour venir les provoquer, lançant à tort et à travers leurs bordées d’injures.

Il était bien loin d’Escartille, et pourtant le troubadour devina sans mal de qui il s’agissait.

Le mercenaire avait le visage couvert d’une balafre qui courait en diagonale de son front jusqu’à son menton. Un orgelet purulent ornait l’un de ses yeux. Ses traits étaient durs sous son visage couvert de crasse. Par-dessus ses guenilles, il portait une cotte de mailles, sans doute prélevée sur la dépouille d’un seigneur quelconque, lors de ses pillages innombrables. Un médaillon d’or pendait autour de son cou. C’était lui, le bras armé de la terreur, le chef de ces routiers tant redoutés qui avaient coutume de remplir leurs bourses par tous les crimes, les viols et les incendies imaginables, ravageant les champs et les villages ! C’était lui, le roi des ribauds, maître d’une armée chaotique, une armée d’assassins qui avait fait cause commune avec l’Église dans l’espoir de nouveaux butins ! Il était difficile d’imaginer quelle terreur pouvait inspirer cet homme ; il se tenait dressé au-devant de ses spadassins sans foi ni loi, et son œil encore valide prenait rapidement la mesure de la situation. Lui que l’on connaissait écumant les campagnes, il était là avec les siens, sa cupidité de tous les instants rencontrant aujourd’hui la volonté de l’Église. Les intérêts de Rome rejoignaient ainsi ceux du plus cruel des bandits, ils s’épousaient en une même cause, et là n’était pas le moindre des paradoxes. Le légat de Cîteaux se prévalait de forces qui bafouaient les saints préceptes qu’il était censé défendre ; il utilisait ceux-là mêmes qu’il lui aurait fallu combattre.

La petite troupe s’était jetée sur le croisé trop téméraire. En quelques secondes, elle le lapida. Le croisé s’effondra en crachant le sang ; on se saisit de sa dépouille avant de la faire basculer par-dessus le pont. Elle flotta sur l’eau de l’Orb quelques instants, puis sombra.

Escartille sentit sa terreur redoubler. Ce n’était plus là son angoisse habituelle, ni sa couardise de bon aloi ; ce n’était plus cette sorte d’appréhension aimable que disputaient en lui les parfums de l’aventure. Non, cette fois, ses sangs se glaçaient. Un frisson atroce courut dans son dos ; il lui sembla que ses os devenaient du plomb. Il prenait soudain pleinement conscience de ce qui allait se produire.

C’est le moment. Ils vont en profiter, Seigneur.

Une sourde intuition lui commanda de détaler aussitôt.

Le chef des routiers jeta un cri. Une onde parcourut les rangs ennemis.

Et la meute s’anima.

Cours, Escartille, file comme le vent !

Tout se passa alors très vite. Le troubadour entendit un sifflement, tout près de lui, puis un cri. Charles de Montesquiou s’effondra, la gorge transpercée par une flèche. Escartille poussa un cri à son tour, affolé. Charles porta les mains à sa blessure et ne rencontra qu’un flot de sang. Le troubadour entendit le tintement de l’arme qu’il venait de laisser tomber sur le sol. Le flacon d’armagnac s’écrasa sur la pierre. Escartille se précipita vers le mourant, le rattrapant dans ses bras. Il eut le temps de croiser son regard – mon Dieu, ce regard ! – avant qu’un voile sombre ne le recouvre.

— Charles ! cria-t-il, Charles !

Sa main s’était crispée contre le bras du jeune homme.

Charles de Montesquiou était mort.

Escartille repéra la fronde et le petit sac de pierres qui pendaient à la ceinture du soldat.

Il les arracha d’un coup sec.

Pardonne-moi, Charles.

Il se saisit également d’une dague effilée qui traînait non loin du cadavre.

David contre Goliath…

Les traits d’Escartille se tordirent dans une épouvantable grimace.

L’enfant était avec les aubergistes, dans la rue des Frères ; il fallait retourner auprès d’eux, tout de suite. Escartille se jeta vers l’échelle ; un dernier coup d’œil vers l’extérieur de l’enceinte avait achevé de le remplir d’horreur. Des centaines, bientôt des milliers de personnes se levaient, abandonnaient leurs gamelles, nouaient leurs capes, se saisissaient de leurs armes. C’était l’occasion, il fallait en profiter. Le flot gronda, prenant de l’ampleur à chaque seconde, en réponse au signal qui venait de leur être lancé. Et les gueux coururent vers le pont, en chemises et braies loqueteuses, armés d’épieux, de fléaux et de massues. Ils se jetèrent sans hésiter sur la côte escarpée. L’ennemi tentait l’assaut ; les lignes multicolores de croisés se levaient à leur tour ; les chevaliers regardaient en direction du pont, d’où leur parvenaient des cris de plus en plus nourris. Les routiers se dispersaient de tous côtés, franchissant les fossés, se précipitant contre les portes de la cité à coups de pics et de béliers. Les bourgeois qui venaient de refluer n’avaient pas eu le temps de se claquemurer. Oui, la brèche était ouverte, et les assaillants se ruaient dans l’enceinte de la ville pour agrandir le passage.

Le troubadour glissa le long de l’échelle.

Hors la ville, le comte de Nevers venait de faire irruption sous le pavillon du légat de Cîteaux, pour le presser de saisir une opportunité qui, sans doute, ne se reproduirait pas. L’occasion était en effet inespérée. Arnaud-Amaury ne balança pas une seconde. Ce fut alors que Raymond VI approcha lui aussi du pavillon du légat. Il avançait d’un pas vif, le visage sombre, la mâchoire serrée, l’épée à la main.

— Eh bien, messire, le moment est venu ! lui lança Arnaud-Amaury. Je vois que vous avez votre épée. Montez donc sur votre destrier et joignez-vous à nos Brabançons !…

Le comte de Toulouse lui décocha un regard noir ; le légat craignit un instant d’être pourfendu. Mais le comte, se dressant de toute sa stature, ne bougea pas. Ses lèvres tremblaient.

Au bout de quelques secondes, il planta son arme aux pieds d’Arnaud-Amaury.

— Jamais je ne lèverai le bras contre cette ville, ni aucune autre du Languedoc. Je suis leur seigneur et vous, vous n’êtes rien. Toulouse est ma capitale. Elle m’attend.

Le légat rit et le considéra d’un air méprisant.

— Toulouse vous attend ?

Il se pencha et dit, un ton plus bas :

— Nous irons la prendre.

Et il ajouta :

— Ainsi, nous ne sommes rien ?

Il sortit de sa tente et jaugea à son tour la situation. Il était temps de porter le premier coup contre les fils de Satan.

Il leva le glaive et s’écria :

— Messires, voici la consigne, au nom du Très-Haut, au nom de Jésus-Christ !

Et il ajouta, les lèvres déformées par la haine :

— Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens.

Aussitôt, les tours s’ébranlèrent.

Immenses, roulantes, mobiles, elles avançaient lourdement vers l’enceinte.

On les acheminait en criant, dans des roulis et des grincements, au milieu de l’échiquier de la bataille ; elles devaient permettre l’invasion par le haut des remparts, tandis que les cordons de fantassins attaquaient par les fossés et l’ouverture pratiquée auprès de l’Orb. Déjà, on se préparait à abattre les passerelles sur le crénelage, en brisant les hourds pour laisser les troupes se jeter sur les chemins de ronde ; les archers et les arbalétriers, postés au dernier étage, ou dissimulés dans leurs entrailles de bois, s’apprêtaient à tirer de tous côtés, ou à se lancer eux aussi dans la tempête. Oui, les tours avançaient en cadence, monstrueuses. Leurs ombres plongeaient dans une nuit soudaine les étendues qu’elles recouvraient comme un gigantesque linceul, au pied des murailles.

Une forêt hurlante…

Tuez-les tous !

Escartille courait à perdre haleine, tandis que de toutes parts montait le bruit des combats. Les routiers étaient entrés dans la ville de façon si rapide et si imprévisible qu’ils avaient l’avantage de la surprise ; le roi des ribauds était dans la place parmi les premiers. La panique s’étendait comme une incontrôlable marée dans toute la ville. Déjà, on se ruait en tous sens, on trébuchait, on se portait à l’aveuglette au-devant des assaillants. Les croisés arrivèrent à leur tour. Les beffrois roulants dégorgeaient les soldats par centaines. Des échelles innombrables étaient maintenant dressées contre les remparts, où régnait une indescriptible cohue. Les catapultes lançaient leurs premiers boulets ; ils venaient s’abattre contre la pierre, ou tombaient à l’intérieur de l’enceinte dans des sifflements et des fracas épouvantables, écrasant les malheureux qui se trouvaient là sous des torrents de poussière. Les artilleurs alignaient leurs trébuchets de tous les côtés de la ville, et commençaient eux aussi leur travail de sape. Des volées de flèches se croisaient dans le ciel, autant d’essaims bourdonnants qui frappaient au hasard. Les avant-postes des assiégés étaient témoins de combats singuliers et de batailles rangées. Des cadavres tombaient en cascade depuis les tours.

Béziers était submergée.

Tuez-les tous !

Un capitoul prit un coup de hache sous les yeux du troubadour. Dans un spasme, sa tête se sépara de son corps. Plus loin, Escartille vit un bourgeois ramper le ventre ouvert. Il semblait tâtonner pour ramasser les entrailles qui s’échappaient de lui. Une femme perdue au milieu de la bataille cherchait à échapper aux pillards ; un carreau d’arbalète lui perfora le sein, arrêtant net sa course. Un routier se penchait sur le cadavre d’un forgeron, lui arracha la ceinture pour se saisir de ses bourses avant de lui trancher la main, qu’il brandit au-dessus de sa tête. Un malheureux tisserand reçut un coup de fléau qui lui emporta la moitié du crâne. Des hurlements sans nom s’élevaient de toutes parts. Oui, ils étaient en enfer et tout était pourtant bien réel ! L’odeur du sang et la peur du combat décuplaient les forces et la sauvagerie des assaillants.

Tuez-les tous !

Escartille continuait de courir, bondissant tantôt sur l’étal saccagé d’un marchand, tantôt sur un chariot abandonné quelques instants plus tôt. Le paysage tremblait à ses regards. Dès l’instant où la population avait vu pénétrer dans l’enceinte le roi des ribauds, suivi par les Français de l’ost, elle avait su sa cause perdue. Elle convergeait à présent vers les églises, surtout vers l’ultime refuge : la cathédrale. Les assiégés se précipitaient en tous sens. Prêtres et clercs catholiques, ceux qui avaient choisi de rester, revêtaient leurs ornements sacerdotaux et faisaient sonner les cloches à la volée. Le flot de l’ennemi semblait ne devoir jamais se tarir. Des croisés continuaient d’entrer par les échelles ou les portes de la ville, maintenant grandes ouvertes. Ils arrivaient à pied ou à cheval. Escartille ne sentait plus ses jambes. Il tourna enfin à l’angle de la rue des Frères et vit l’enseigne de l’auberge danser devant lui. Il crut sa mort imminente.

Je ne veux pas mourir, mon Dieu ! hurla-t-il en lui-même. Je ne veux pas mourir !

Les routiers attaquaient maintenant les maisons. Certains, munis de torches, les jetaient à l’intérieur. Les premiers brasiers s’allumaient ici et là. D’autres se déversaient au milieu des habitations, renversaient les meubles, les jetaient par la fenêtre, défonçaient les coffres dans lesquels ils plongeaient leurs mains. Des femmes étaient malmenées. On les traînait par les cheveux, les pillards se jetaient sur elles, les coups pleuvaient ; on écartait leurs cuisses en présence de leurs époux, tandis qu’elles poussaient des cris déchirants. Lorsque Escartille entra dans l’auberge, elle lui sembla tout d’abord déserte. Il en referma la porte au moyen d’une poutre de bois, puis se précipita dans l’arrière-salle. Églantine était là, les yeux agrandis de terreur, avec ses deux enfants. Aimery criait dans son berceau de fortune.

— Ils sont là, Églantine ! Ils sont entrés ! Où est votre mari ?

— Je ne sais pas, mon Dieu ! Je ne sais pas !

Le troubadour prit son fils contre lui, le soulevant dans ses langes.

— Venez, ne restons pas ici ! L’ennemi est partout !

À peine avait-il prononcé ses mots qu’il entendit un gigantesque vacarme ; il se retourna et vit deux routiers, torches en main, se ruer à l’intérieur, tandis qu’un troisième donnait de grands coups contre la porte. Escartille ne bougea plus. Il n’y avait plus d’issue, ils allaient être massacrés comme les autres. Il ferma les yeux, les membres roides, l’oreille tendue vers le son lointain des cloches de la cathédrale. Les routiers ôtèrent la poutre qui barrait l’entrée ; leur compagnon entra en poussant un terrible éclat de rire. Tous trois s’avancèrent. Ils portaient des tuniques vertes et brunes, sanglées de cuir, des braies déchirées aux genoux, déjà maculées du sang des habitants de la ville qu’ils avaient croisés. L’un d’eux s’avança, le bras levé, prêt à défoncer le crâne du troubadour d’un coup de gourdin hérissé de pointes ; Escartille vit son ombre se dresser au-dessus de lui, Églantine se jeta sur le sol, en pleurs, essayant de protéger ses enfants.

— Eh bien, mon Dieu, mon heure est donc venue ! s’écria Escartille avec horreur.

Tout à coup, le routier fit une grimace. Son visage se tordit de douleur et, au lieu de lui assener le coup fatal, il tomba à ses pieds. Une flèche était plantée dans son dos. Ses deux compères se retournèrent vers l’entrée. Robert de Bayle et trois de ses amis venaient de faire à leur tour irruption dans l’auberge. Escartille ne vit pas bien ce qui se passa ensuite ; il y eut de nouveau des cris, des torches tombèrent. Il resta à genoux. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Robert était là, seul, les vêtements ensanglantés, une profonde estafilade sur le front. Tous les autres avaient péri ou agonisaient au milieu de l’incendie qui commençait à l’intérieur. L’aubergiste se précipita vers le troubadour avec des yeux de fou ; Escartille crut un moment qu’emporté par sa fureur, il allait le tuer également ; mais il le saisit fermement par le bras pour le relever d’un coup. Puis il alla enlacer Églantine et prit un de ses enfants sur chaque bras.

— Suivez-moi !

Ils sortirent en se protégeant tant bien que mal des flammes qui léchaient la pierre et montaient à présent jusque sous le toit de l’auberge. Celle-ci ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Des morceaux de bois tombaient de la toiture en sifflant autour d’eux ; une fumée âcre dévorait leurs poumons. Ils parvinrent heureusement à se frayer un chemin vers l’extérieur.

La cohue dans laquelle ils se retrouvèrent était indescriptible ; c’était une mêlée brutale, de suie, de fer et de sang ; les habitants encore valides continuaient de monter vers la cathédrale, dans les hauts de la ville ; ils étaient fauchés çà et là par les coups ennemis. Les plus courageux tâchaient de différer l’exécution de leurs familles, mais leur résistance était vaine ; ils tombaient après un ou deux assauts. Au milieu de chariots renversés, de cadavres, d’armes et d’étoffes jonchant le sol, ils tentèrent d’esquiver les croisés et leurs bandes de routiers. Des poulets battaient des ailes en caquetant en tous sens. Un ou deux porcs avançaient au milieu de la fange ; certains trottaient au milieu de la panique, d’autres fouissaient de leur goret parmi la chair des cadavres en poussant des grognements satisfaits. Par miracle, les fuyards réussirent à quitter la rue des Frères pour se lancer plus loin à l’intérieur de la ville. À l’ombre d’une ruelle, un groupe de truands passait encore quelques Biterrois au fil de l’épée. Robert et Escartille étaient prêts à tout, mais les routiers ne les avaient pas vus. Ces apparitions les forcèrent à un prompt détour. Tous les chemins leur étaient barrés, sauf celui qui conduisait à la cathédrale : la masse compacte des habitants qui couraient vers elle interdisait encore aux croisés d’en empêcher totalement l’accès. Ils rejoignirent ainsi le flot de la population qui ne trouvait plus d’autre salut, se noyant au milieu d’elle avec l’énergie du désespoir.

Près de dix mille personnes se trouvèrent ainsi entassées dans le lieu saint. Elles se marchaient les unes sur les autres. Mais ce n’était plus, cette fois, pour écouter l’évêque les haranguer en quête d’une solution négociée avec l’assaillant, ni pour voir les fiers habitants de Béziers lever le poing en disant que jamais ils ne se rendraient. Non, ce spectacle n’avait plus rien à voir. Paysans, marchands, bourgeois, jeunes et chenus, petits et grands s’entassaient ici, s’essuyant le manteau, pansant leurs plaies, pleurant la disparition des leurs ; partout, on s’échangeait des regards terrorisés ; la foule, sale et tremblante, attendait, reniflait sa fin prochaine. Il émanait de cette masse grouillante une affreuse puanteur, on y sentait la mort, la sueur et les blessures béantes. La population, d’ordinaire si gaie et chatoyante, était soudain transformée en une horde désespérée. Aux abois.

Tuez-les tous !

Juste avant de franchir à son tour les portes de l’église-cathédrale, tandis qu’il levait les yeux vers le clocher, Escartille crut discerner au milieu des nuages de fumée… une forme humaine. Sans doute était-ce là une vision fugitive jaillie du trouble de ses sens et de son imagination, ou la silhouette d’un homme d’Église qui s’était isolé là-haut, au milieu du bourdonnement ahurissant de ces cloches qui sonnaient à la volée ; mais il lui sembla voir le Diable en personne. Oui ! Satan lui-même présidait à ce combat, étendu aux dimensions de la ville, il organisait ces horreurs dans un éclat de rire, dressé au milieu des flammes ! Le troubadour le vit, emmitouflé, à genoux sur la flèche, perché comme une gargouille immonde au-dessus de leurs têtes… Il cligna des yeux, passant la manche sur son visage maculé de poussière.

Cette fois, la partie semblait définitivement perdue. Les ribauds, échauffés, ne craignaient plus rien ; les croisés eux-mêmes étaient débordés par le mouvement. Toutes les maisons de la ville leur étaient abandonnées. Les rescapés étaient tués les uns après les autres, les assaillants pouvaient s’accaparer leurs biens à foison. La cité était totalement désertée. Dans la cathédrale, les prêtres et clercs catholiques qui n’avaient pas suivi leur évêque en fuite – ils étaient une poignée – s’apprêtaient, au beau milieu de cette marée humaine et de la plus grande confusion, à célébrer une messe des morts. En cet instant, leur solennité contrastait de la façon la plus incongrue avec le chaos ambiant. Les ministres cathares étaient là également, Bons Hommes debout, les poings serrés, levant les yeux vers le ciel, Bonnes Femmes agenouillées en groupe dans leurs robes noires, se jetant à corps perdu dans leurs prières. Les croyants, déchirés en leur confession, catholiques ou cathares, se regardaient avec des airs hagards. Mais la religion avait-elle encore une part quelconque dans cette boucherie ? À présent, l’armée ennemie frappait sans discernement, elle appliquait la consigne venue d’en haut ; il était impossible de lui échapper, et tous se retrouvaient ainsi coincés comme des renards dans leur piège, se débattant jusqu’à l’épuisement, chaque mouvement ne faisant qu’accentuer leur douleur. Non loin de l’autel, un prêtre et trois enfants de chœur balançaient en cadence les volutes de leurs encensoirs. Escartille tenait toujours son fils serré contre lui. Il cherchait vainement une issue. Seigneur Jésus-Christ, était-ce pour son enfant qu’il était resté, pour son enfant qu’il allait mourir ? Oui, il aurait donné sa vie cent fois, il le savait à présent. Mais quelle absurde destinée ! Il le regarda, l’enfant ne pleurait pas, malgré toute cette agitation. Il ouvrait et fermait les yeux, ballotté comme un fétu de paille, des boucles de cheveux s’échappant de son capuchon. Il était le seul à offrir encore le spectacle de l’innocence et de la pureté au milieu de cette tragédie. On allumait des cierges, on récitait des psaumes, des chants naissaient ici et là, puis disparaissaient dans la cacophonie ambiante, pour laisser place à de nouveaux cris. Les pères hissaient leur progéniture sur les épaules. Certains perdaient définitivement la tête et laissaient libre cours à leur hystérie, brandissant leur bible à bout de bras ; d’autres, qui avaient eu le malheur de trébucher, étaient piétinés si une main généreuse ne les aidait pas à se relever. Ils se redressaient alors, vacillants, roulant des yeux hébétés, comme ailleurs ; pour ne pas tomber de nouveau, ils se raccrochaient à qui voulait les retenir, tuméfiés, frémissants.

Dans ce désordre, Escartille fut soudain séparé de Robert de Bayle et d’Églantine.

Il se débattit, essaya de jouer des coudes, mais déjà, la foule se dressait entre eux.

— Églantine, cria-t-il, Églantine !

Elle disparaissait. Le troubadour aperçut la main de Robert avant que le flot ne les submerge, jusqu’à plaquer le troubadour de l’autre côté du transept.

Essayant de les rejoindre malgré tout, il tomba tout à coup sur un vieillard à la barbe grise, une calotte noire sur la tête. Escartille reconnut le juif qu’il avait aperçu la veille, dans l’auberge. Il vociférait, tantôt en hébreu, tantôt en occitan, apostrophant le Dieu de Salomon, d’Isaac et de Jacob. Il clamait qu’il avait dû, sa vie durant, feindre sa conversion au catholicisme ; au seuil de la mort, dans cette ville où il avait pu enfin trouver refuge, il tombait le masque, les mains tendues, le visage ravagé de larmes ; le nom de sa femme, sans doute disparue quelque temps plus tôt, revenait sans cesse dans sa bouche ; il désespérait de mourir seul et en ces circonstances. Tout à coup, il referma sur le bras d’Escartille ses doigts rendus vigoureux par la terreur.

— Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Regarde-moi, mon fils, regarde-moi ! Va trouver Rachel, va trouver ta mère. Dis-lui que je l’aime, dis-lui que je vais la rejoindre !

Le troubadour se débarrassa tant bien que mal de son étreinte et fit quelques pas de côté.

Du moment où il avait pénétré dans la cathédrale, il savait qu’il avait fait une erreur, et que s’emmurer ainsi était la chose la plus sotte qu’il ait accomplie.

Au même instant, de grands cris résonnèrent depuis la nef.

Ils semblèrent gagner l’assemblée comme une vague, en remontant le cours jusqu’à l’entrée.

— Fermez les portes ! Fermez les portes ! hurlait-on.

Escartille se retourna et se dressa sur la pointe des pieds.

Entre deux bagarres, quelques hommes se ruaient vers les lourds battants de l’église pour les refermer, les tirant dans les craquements les plus abominables.

— Asile, asile ! vociférait l’un d’eux d’un ton absurde.

D’autres habitants essayaient encore d’entrer pour ne pas tomber aux mains des croisés.

De son côté, Escartille continuait de chercher des yeux l’aubergiste et sa femme. Rien à faire : ils étaient définitivement inaccessibles. Il ne les voyait nulle part. Seul ! Cette fois, il était plus que jamais seul. Affligé d’une terreur mortelle, le visage blême, il continua de regarder autour de lui.

C’est impossible. Dites-moi que c’est impossible.

Les portes se refermaient sur la population, qui tenta de les condamner définitivement pour empêcher l’ennemi de les franchir. La lumière du jour s’était enfuie. On alluma des cierges dans tous les coins de l’église.

Le bruit que firent les deux battants en se refermant produisit sur l’assemblée un effet étrange. Comme si cette nouvelle claustration achevait de résigner les habitants à ce cruel abandon où ils se trouvaient maintenant plongés, ils baissèrent les bras, cessèrent de bouger et se turent progressivement.

Ils entendirent la dernière exclamation d’un agonisant, qui venait d’être pourfendu au-dehors. Le pauvre bougre glissait contre le chambranle des portes.

Il mourut au pied du refuge qu’on lui avait refusé.

Il n’y eut bientôt plus qu’un silence mortel, uniquement troublé par les pleurs des enfants.

Puis, plus rien.

La foule tendit l’oreille. Des milliers de paires d’yeux regardaient maintenant ces battants de bois comme le couvercle d’un tombeau ; des milliers de poitrines exhalaient leurs faibles soupirs, haletantes, prêtes à recevoir le coup de poignard final.

Un coup violent venait d’être frappé contre les portes.

Escartille vit une nuée de parfaites se relever dans des froissements de robe.

Au-dessus d’elles, les statues de saints semblaient les regarder, l’index tendu, les tables de la Loi serrées contre leur majestueux drapé. Un Christ douloureux les toisait depuis les hauteurs frappées de pénombre. De part et d’autre de l’église, quelques vitraux échangeaient l’éclat terni de leurs tristes allégories.

Tout près de l’autel, un jeune garçon s’avança. Il n’avait pas quinze ans. Il était grand, avec une chevelure noire, très maigre, imberbe. Il avait revêtu une aube blanche, qui faisait l’effet d’un suaire. Son visage était pâle comme la mort. Il s’éclaircit la gorge puis, d’une voix brisée, commença à chanter.

Non nobis Domine, sed nomini tuo da gloriam.

La population désemparée se tourna vers lui.

La voix du jeune garçon s’étrangla. On regarda en direction des portes, qui venaient de trembler de nouveau. Il était singulier de voir tout à coup ces crânes luisants, qui pivotaient d’un côté, puis de l’autre, de l’entrée de l’église à la figure livide de cet adolescent. Celui-ci, les mains tendues, debout auprès des prêtres, continuait de chanter malgré son trouble. Les cathares se frayèrent un chemin pour le rejoindre. Comment décrire cette scène si folle ? Le garçon chantait, sa voix cristalline prenait de l’assurance ; à mesure que le danger se précisait, elle emplissait l’église, dernière brise de douceur. Un prêtre remit au jeune homme un tabernacle doré, couronné d’un soleil qui dardait autour de lui ses rayons lumineux. Il le dressa lentement au-dessus de sa tête. Escartille cligna des yeux ; l’adolescent entouré de clercs, catholiques et cathares mêlés, avait l’air d’une apparition, nimbée de volutes d’encens qui dévoilaient par intermittence la flamme d’une veilleuse rouge.

Les coups se firent plus insistants. Les portes commençaient à céder.

Tandis qu’autour d’Escartille, les croyants reprenaient peu à peu le chant qui enflait dans l’église, le troubadour se décida à agir. Il se fraya de nouveau un chemin au milieu de l’assemblée ; contrairement à ce qu’il attendait, il ne rencontra pas de grande résistance ni de protestations. L’horreur et le désespoir laissaient place à cette extase terrible qui n’est autre que la sœur du martyre.

— Au nom du Seigneur, Jésus-Christ ! entendit-il distinctement depuis l’extérieur, tandis qu’il s’efforçait de contourner l’autel.

Des vitraux se brisèrent des deux côtés de l’église, dans des éclats de plomb.

Non no bis Domine…

Des pierres et des flèches incandescentes tombaient en pluie dans la cathédrale.

Escartille se précipita, au milieu de nouveaux remous. Pourtant, la population, mue par un élan ultime de solidarité, refusait de céder à un autre élan de panique. Elle savait désormais stérile toute volonté de fuir et, résignée, n’attendait plus que la fin de ce chaos. Dieu, comme la nature humaine est insolite et insaisissable ! À présent, auprès du troubadour, on priait, les yeux fermés, accueillant la mort qui venait frapper au hasard parmi les rangs des réfugiés. Les flèches se multipliaient. Derrière l’autel, les tentures rouges s’enflammèrent, et ce nouveau brasier vint rejoindre celui de la cité tout entière. Escartille bouscula une femme, faillit trébucher sur une autre. Il leva les yeux à temps pour voir avec effroi basculer le grand crucifix qui dominait l’autel. Il crut un moment qu’il allait être écrasé. L’ombre de la croix le recouvrit d’un coup. Il aurait pu périr en cet instant, de la manière la plus absurde qui soit, assassiné par l’image du Rédempteur. Il l’évita de justesse. Le crucifix tomba sur le sol dans un nuage de poussière.

Le Fils de l’Homme était là, démembré, un bout de bras clouté gisant à côté de lui.

Escartille fut bientôt devant la sacristie ; il ouvrit la porte à la volée. D’autres y avaient pensé avant lui : de bonnes gens se tenaient là, lovés les uns contre les autres, horde de laies n’attendant plus que les chiens pour les dépecer, figées dans un précoce hallali. Un homme essaya de lui barrer le passage, mais il rit en voyant que le troubadour bondissait dans l’escalier de pierre qui menait au clocher. C’était un rire de dément, saccadé, comme noué de l’intérieur. Escartille gravit les marches de l’escalier, trouva quelques enfants entassés sur son chemin. Il monta, monta encore, distinguant non loin de lui les cordes des cloches qui se balançaient dans le vide.

Que trouveras-tu, Escartille, au sommet de ce clocher ?

Il s’arrêta net, vacillant. La vision qu’il avait eue en entrant dans la cathédrale s’imposa de nouveau à lui, avec une rare violence : Satan agenouillé par-dessus la ville, créature jaillie de la pierre et de tous les cauchemars, prêt à déployer son manteau pour envelopper la ville et, d’un coup, d’un traître baiser, lui ôter le dernier souffle. Escartille se tenait ainsi au milieu des escaliers, hésitant entre un paradis illusoire et un enfer assuré, craignant de se trouver nez à nez avec le démon. Était-ce là le point ultime de sa destinée ? Depuis qu’il avait reçu cet enfant miraculeux des mains de la servante de Louve, Escartille n’avait cessé de fuir ; et voici qu’il était au bord de se perdre, de les perdre tous deux dans ce brasier ! Le troubadour restait là, saisi de vertige, le cœur affligé d’une terrible morsure, à mi-chemin entre le chœur de l’église, d’où montaient encore des chants étranglés, et ce clocher où il ne pouvait espérer aucune délivrance. Les volutes de l’escalier en colimaçon tournoyaient devant ses yeux. Sur le point de défaillir, il posa la tête contre la paroi.

Les hurlements d’en bas le réveillèrent. L’ennemi avait enfoncé les portes ! Déjà, des torches vivantes se débattaient dans la fournaise ! Les chants se turent pour laisser place à des clameurs atroces. Le troubadour imagina l’adolescent, saisi à son tour par les flammes ; son aube s’allumait tandis qu’il écartait les bras, le tabernacle tombait à ses pieds, le peuple le rejoignait dans ce terrible holocauste ! Une odeur âcre monta jusqu’à lui, en bouffées successives. Aimery criait de toutes ses forces.

Escartille releva des yeux embués de larmes, monta encore une marche, puis une autre.

La lumière… La lumière du jour…

Il arriva enfin au sommet, étroit carré de pierre résonnant à tout rompre du mugissement des cloches. Alors, il vit… Oh, ce n’était pas le Diable ! Mais un prêtre agenouillé, les mains sur les oreilles. Il portait une aube blanche, mouchetée de sang, et une étole avec laquelle il s’essuyait le front de temps en temps, dans des mouvements convulsifs. Il considéra le troubadour et son enfant, sans rien dire. À façon que le prêtre avait de laisser sa tête frapper contre le mur, de psalmodier des litanies inaudibles, étouffées par le bruit assourdissant des cloches, Escartille se dit qu’il avait perdu la raison. Pourtant, le vieil homme s’arrêta dès qu’il vit que le troubadour avait fait irruption dans son refuge. Ils se regardèrent, tous deux dégoulinants de crasse et de sueur.

Puis le prêtre partit d’un gigantesque éclat de rire.

— Dong ! Dong ! criait-il entre deux hoquets.

Il continua de crier à tue-tête tandis que le troubadour cherchait une ultime échappatoire. Le clocher ne faisait pas vingt pieds de large et Escartille comprit rapidement que tout était perdu. Avec ou sans l’enfant, il ne pouvait sauter de cette hauteur sans risquer de se rompre les os ; et quand bien même il serait parvenu à accomplir ce bond prodigieux, l’ennemi saurait le recevoir. Il entendit alors le prêtre qui s’adressait à lui, en triturant son étole :

— Est-ce là l’heure du Jugement, mon fils ? Faut-il que les bons et les mauvais périssent tous ensemble ? Maudit sois-tu, maudits soient tous les cathares de ce pays ! Apôtres de Satan, disciples du Démon, vous nous entraînez dans vos souffrances éternelles !

L’église brûlait ! Le paysage commençait à danser devant les yeux d’Escartille. La fumée, sans cesse plus dense, continuait de s’élever jusqu’à lui, avec les cris d’agonie.

Il avisa soudain l’une des cordes suspendues aux cloches, déjà léchée par les flammes.

Non, non, tu ne vas pas…

— Rendons grâces, tonitruait le prêtre, rendons grâces une dernière fois au Seigneur, implorons son pardon et sa miséricorde !

Tout, plutôt que de rester là !

Ni une, ni deux. Escartille fit passer dans son dos le manchon de son rebec. Il attrapa la corde, l’enroula autour de l’enfant et de son bras, puis la fit remonter des entrailles de l’édifice, aussi vite que possible. Le temps lui était compté. L’image affreuse de la population dévorée par les flammes ne cessait de le hanter ; comment avait-il pu être si stupide pour penser que la ville résisterait à un tel assaut ? La corde enroulée autour de lui, l’autre extrémité attachée à la cloche qui continuait de mugir, il s’avança au bord du vide en adressant une prière au ciel, l’enfant pressé contre son cœur. Il regarda encore le gouffre devant lui. Il avait la cité à ses pieds, ces myriades de toitures, de rues et de ruelles ; il pouvait deviner, derrière les murailles, le cours sinueux de l’Orb et de l’Aude, qui plongeaient leurs méandres à travers les champs et les collines. De nouveau, des larmes de terreur et de colère se mirent à couler sur ses joues.

C’est de la folie furieuse !

C’était l’heure du grand saut. Un saut dans le vide, sous le regard de ce prêtre fou. Oui, tout cela était bien un tour du Diable – il se tenait là, à ses côtés, applaudissant à ce nouveau spectacle qu’il venait de mettre en scène, pour son seul et bon plaisir !

Escartille se précipita vers le prêtre :

— Sauvez-le, sauvez-nous, vous entendez ? Intercédez en notre faveur auprès de Dieu !

Le vieil homme sembla un instant sortir de sa folie. Son visage grotesque changea du tout au tout. Il roula des yeux affolés, comme si quelques éclairs de lucidité atteignaient de nouveau sa conscience malade.

— Ne comprenez-vous pas qu’il est là ? Qu’il est arrivé et que tout, tout est perdu ?

— Qui donc ? demanda Escartille. Qui est là ?

Le prêtre leva les yeux vers lui. Puis, l’air affolé, il leva un index tremblant :

— Le Diable, messire ! Le Diable est arrivé en Occitanie ! Ne l’avez-vous pas vu ?

— Vous êtes fou !

À force de le secouer, Escartille crut qu’il allait agir, d’une façon ou d’une autre ! Le prêtre le regarda encore. Ses lèvres tremblèrent, puis il s’exclama :

— Êtes-vous baptisé ?

Il rit aux éclats.

Le troubadour s’approcha encore du vide.

Le vertige le prit de nouveau.

Du courage, Escartille. Seigneur Dieu ! C’est ici qu’il te faut du courage.

Il crut alors que ses forces et son caractère allaient l’abandonner tout entier. Il se vit rebondir contre les murs avant de s’écraser au sol, le crâne fracassé, le petit corps désarticulé d’Aymery gisant à ses côtés. La mort les attendait ? Eh bien, ils allaient l’embrasser, se jeter au-devant d’elle ! Cette idée balaya soudain les dernières lueurs de sa raison. Ses yeux allaient à présent de ce vide béant à l’endroit où se tenait le prêtre, qui l’observait fixement ; il paraissait déjà avoir quitté ce monde. Escartille pleura encore, toussa, cracha en serrant les poings. Pourquoi Dieu avait-il décidé de lui sauver la vie jusqu’ici, si c’était pour en arriver à de si misérables extrémités ? Il eut pour le prêtre un dernier regard, fit un signe de croix. Il pria pour son fils, pour Églantine, il pria pour Robert et pour leur âme, à tous…

Et il s’élança dans le vide.

Du sommet où il avait pris son élan, il eut le temps de distinguer encore les remparts de la ville. Quel drôle de point de vue, pensa-t-il absurdement.

Ce fut un saut prodigieux, à la vérité. Un magnifique saut de l’ange.

Escartille s’attendait à se briser les reins.

Les pavés de la rue se rapprochaient à une vitesse vertigineuse.

En contrebas, des croisés levèrent la tête.

Des habitants sur le point d’être massacrés se joignirent à ce mouvement.

Un instant, les combats parurent suspendus.

La cloche à laquelle la corde se trouvait nouée se descella, d’un coup, dans des éclats de pierre. Escartille eut à peine le temps de l’entendre sonner encore qu’elle rebondit contre le sol et vint, comme par miracle, se loger entre deux des piliers du clocher surplombant l’église, retenant sa chute. Le troubadour s’arrêta net. Une douleur fulgurante jaillit de son estomac. Il faillit lâcher l’enfant qu’il tenait encore entre ses bras, craignant soudain de l’avoir cisaillé en deux. Mais c’était sur lui qu’avait porté le coup ; le souffle coupé, la corde pénétrant sa chair dans une brûlure atroce, il chercha de l’air, battant des jambes à dix pieds du sol. Il vivait les secondes les plus douloureuses de son existence, encore suspendu, dansant comme une marionnette au bout de son fil.

La corde se rompit.

Escartille tomba sur les pavés. Une nouvelle douleur lui arracha un cri ; il s’était tordu la cheville.

Et tout à coup, il réalisa que l’impensable s’était produit.

Je suis vivant !

Il regarda son fils avec terreur.

Aimery était là, ses minuscules cheveux épars sur son front.

Il regardait son père d’un air étonné.

Escartille serra l’enfant contre lui.

Merci, mon Dieu, de ce miracle ! Ainsi, Vous existez !

Lorsque le troubadour se retourna, ce fut pour distinguer la silhouette du prêtre qui, au sommet de la cathédrale, s’était levé et le regardait avec des yeux écarquillés. Des nuages de fumée sortaient maintenant du clocher. Sur le parvis, les croisés avaient laissé la population asphyxiée rouvrir les portes de l’édifice. Ils accueillaient à coups de hache ceux qui, les mains crispées sur leur gorge ou leur poitrine, se précipitaient au-dehors. Les corps s’amoncelaient devant l’entrée, marche après marche. Des flammes immenses s’échappaient de l’édifice, à travers les vitraux brisés.

Le saut du troubadour n’était pas passé inaperçu. Parmi les soldats médusés qui se trouvaient non loin de lui, l’un d’eux se détacha du reste du groupe. Escartille le vit qui s’approchait, portant haut sa masse d’armes. Le croisé s’avançait, colosse barbu au visage maculé de sang. Il soufflait comme un taureau, les lèvres frémissantes. Pourtant, à voir ce saut extraordinaire, lui-même n’en revenait pas. Son bras était retombé, ballant, le long de son corps.

Le temps sembla s’arrêter.

Pas maintenant. Pitié, pas maintenant.

Ils s’épièrent. Ce n’était plus deux hommes qui se regardaient, mais deux animaux. Escartille entendit encore distinctement la respiration profonde du croisé.

Enfin, celui-ci jeta d’une voix sourde :

— Par tous les saints, file, que tu sois ange ou démon ! Je crois que… que nous ne savons plus nous-mêmes ce que nous faisons.

Le seigneur tendit la main au troubadour pour l’aider à se relever. Il fit mine de brandir l’épée mais la laissa s’échapper, tandis que ses congénères recommençaient à trancher les gorges.

Escartille réunit alors ses dernières forces pour s’enfuir en claudiquant dans une ruelle voisine. Il repéra la boutique d’un tonnelier et s’engouffra en gémissant à l’intérieur. Une trappe donnait sur un cellier qui, manifestement, avait déjà été visité. Il n’y restait plus que cinq ou six sacs de farine éventrés. Le troubadour referma la trappe et se glissa au fond du cellier avec Aimery.

Il ne bougea plus.

Le jour durant, les ribauds continuèrent à aller et venir ; répandus dans toutes les maisons, ils achevaient leurs pillages et leurs massacres. À la vérité, l’armée croisée avait été débordée par ces truands. Étouffant de rage, elle finit par les chasser à coups de bâton. Les routiers, dépossédés de leurs biens sitôt qu’ils les avaient acquis, se vengèrent en allumant de nouveaux feux çà et là. À présent que les bourreaux de Béziers étaient victorieux, voilà qu’ils se faisaient la chasse, les seigneurs de haut rang aussi bien que les gueux armés de leurs gourdins ! On se disputa ainsi des heures durant le butin de la ville, de ses caves, de ses tours, de ses maisons, des quartiers où les capitouls avaient été égorgés, si bien que Béziers continua d’être saignée à blanc. Mais la chance était avec le troubadour ; on ne vint pas le trouver dans ce réduit où, sans doute, la grâce divine l’avait conduit.

Le lendemain, après une nuit horrible, tenaillé par la faim, la soif et la souffrance, il se risqua à ouvrir la trappe et à s’aventurer au-dehors.

Il parvint à trouver assez de lait pour nourrir Aimery, dont il craignait l’affaiblissement. Son front était tout chaud ; était-ce de la fièvre ? Comment avait-il pu traverser vivant toutes ces épreuves ? Combien de temps s’était-il écoulé, entre le moment où la ville avait été prise d’assaut et celui où Escartille errait ainsi, parmi ces rues foudroyées ?

Tuez-les tous.

Ce qui restait de la ville donnait une idée de l’enfer.

Elle était déserte et silencieuse. Des restes de cendres voletaient dans l’air, accompagnant parfois quelques brindilles de paille dans un triste ballet.

Des nuées de mouches bourdonnaient par-dessus les cadavres. Elles voltigeaient en essaim, se posaient chaque fois sur des chairs nouvelles, d’où se dégageait une abominable puanteur. Les morts, à qui l’on avait refusé une sépulture chrétienne, s’entassaient par centaines ; hommes, femmes et enfants, bouches et blessures béantes, dans les rues et les maisons dévastées, sur les places et les escaliers de pierre, parmi les éboulements, amassés les uns sur les autres, les membres entrecroisés, les mains jointes en quête d’une impossible rédemption. Ces lambeaux de chairs décomposées attiraient toutes les charognes. Escartille resta longtemps immobile sur le parvis de la cathédrale. Les grandes portes étaient brisées, l’édifice semblait encore vomir ses monceaux de trépassés. Oui, ce fut bien l’effet que cette image eut sur lui : la cathédrale recrachait, dégorgeait ces victimes calcinées comme une nourriture indigeste. Ici, quelques corbeaux semblaient tenir conseil, agrippés à des épaules affaissées, à un bras tordu comme pour les recevoir ; ils se disputaient leurs perchoirs improvisés à coups de bec et de vociférations criardes, gobant un œil au passage. Le troubadour avança de nouveau, lentement, près de vomir lui aussi. Une main devant la bouche, il chassait les insectes de son bonnet, dispersait les oiseaux qui s’envolaient tout à coup dans des battements d’ailes. Il songea avec une drôle d’impression que, dans toute cette bataille, il n’avait perdu ni son galurin, ni son rebec. Il continuait de boiter, pataugeant dans des flaques de sang séché. Il leva les yeux vers le clocher noirci par les flammes. De la fumée s’en échappait encore. Il n’y avait plus trace du prêtre fou.

Tuez-les tous.

Il avisa des bottes de foin renversées non loin et y déposa Aimery quelques instants.

Il lui fallut escalader les cadavres pour parvenir à entrer dans l’église.

Non, non ! C’est impossible.

Il détourna brusquement la tête, poussant une exclamation écœurée. Son estomac se soulevait d’horreur. Toute la population parmi laquelle il s’était glissé gisait inerte, entassée là. Il avait sous les yeux ce à quoi il venait d’échapper. Une danse macabre, vaguement éclairée par des rais de lumière tranchés qui tombaient depuis les vitraux, croisés comme des fers au-dessus de cette cascade funèbre. Les corps fumaient encore. Des squelettes grimaçants recouvraient chaque pouce de l’église. Des tentures lacérées, brûlées, sombres bannières des morts, flottaient depuis le plafond, noir comme du charbon. Et les mouches, à nouveau, ce répugnant ballet d’insectes bourdonnants, qui volait en nuage d’un endroit à un autre…

Voici ce qu’est l’enfer, Escartille. Ce ne peut être que cela.

Après le vacarme et la fureur de l’assaut, il ne restait que cette vision d’apocalypse, des tourbillons de cendres par-dessus les tombes de ce cimetière pathétique ; chaque pas supplémentaire dans cette église était comme une nouvelle profanation. Le troubadour glissait, trébuchait sur les cadavres. Certains tombaient en miettes sous ses yeux. Il cherchait Robert, Églantine et leurs enfants au milieu d’un puits de souffrance encore palpitant, soulevait ici et là la masse informe des Biterrois massacrés, plongeant ses bras au milieu de ces atroces catacombes. Des larmes de colère roulaient sur ses joues. Il en devenait aveugle. Il ne parvint pas à reconnaître les aubergistes ; de nombreux nourrissons avaient péri ; il ne put pas davantage retrouver leurs enfants. Du côté de l’autel, en revanche, il perçut soudain un gémissement.

Il se précipita en avant, en dépit des obstacles, puis s’arrêta. Une main carbonisée se tendait vers lui, ouverte ici et là sur des morceaux de chair rouge. Il se pencha pour deviner l’œil étourdi d’un homme, à l’agonie. Par quel miracle avait-il encore un souffle de vie ? Escartille, tremblant, se baissa tout contre cette carcasse puante, qui respirait encore. Ses lèvres remuaient, elles essayaient de lui dire quelque chose ! Le troubadour tendit l’oreille, la gorge nouée, n’osant toucher de sa propre main ces doigts tendus vers le ciel. Il vit encore l’œil de cet homme, un œil terrible, qui se révulsait. Et le mourant lâcha dans un souffle :

— Promettez-moi que vous la sauverez… que vous sauverez… l’Occitanie !

La main retomba, d’un coup, tandis que l’homme expirait.

Escartille se redressa, puis recula, la gorge nouée.

Non loin, il aperçut sans mal l’endroit où était mort l’adolescent qui s’était mis à chanter, quelques minutes avant la fin. Le tabernacle gisait à côté de lui.

Tuez-les tous.

Le troubadour tomba à genoux, sans pouvoir s’arrêter de sangloter, osant à peine croire aux images qu’il avait sous les yeux. Au-dessus de lui, une partie de la toiture s’était effondrée. Il pouvait distinguer le ciel, un ciel de juillet, limpide, muet.

Il se saisit du corps brûlé de l’adolescent. Avec une grande prudence, il se dirigea vers la sortie.

De temps en temps, quelques rares survivants en haillons apparaissaient au détour d’un mur encore debout. Ils marchaient comme des fantômes, traînant des pieds, les épaules voûtées, l’air hagard. Ils le regardaient, lui qui marchait comme eux au milieu de cette désolation et qui ne valait guère mieux, avec sa tunique déchirée, ses contusions diverses, ses genoux sanglants, sa face couverte de suie. Escartille retourna dans le cellier, vida un sac de farine et se confectionna un nouveau berceau, qu’il mit sur ses épaules. Puis il retourna au-dehors, emportant avec lui son fils et le corps de l’adolescent. Autour d’eux, le vent brassait les bouffées pestilentielles de la décomposition, les enseignes grinçaient au-dessus des maisons démolies, au milieu des chariots renversés. C’était tout ce qui restait de Béziers, à l’intérieur de ses remparts à moitié détruits. Où étaient passés les bruits et les couleurs du marché, les bourgeoises souriantes au bras de leurs chevaliers, les rires jaillis des tavernes, les gamins jouant au palet dans les ruelles ? Il n’y avait pas que l’église-cathédrale à avoir été le théâtre des massacres et des incendies ; la grande église de la Madeleine, l’église de Saint-Jude avaient subi le même sort.

Ils l’ont fait, pensa-t-il avec horreur. Trencavel n’a pu venir à temps.

Ils l’ont fait, ils ont massacré une ville entière ! Ils ont…

Ils ont commencé leur guerre sainte !

Sur les remparts, il lui fallut attendre le départ des derniers croisés, qui pliaient leurs tentes dans les prés. Sergents et chevaliers, grands seigneurs et hordes de routiers, les dizaines de milliers d’hommes s’en furent avec leurs machines de guerre, catapultes, tours et trébuchets, avant de former cette colonne infinie qui disparut bientôt vers l’horizon, dans des nuages de poussière, les enseignes hautes et déployées. Le légat de Cîteaux, le comte de Nevers et toute la noblesse de l’ost avaient fait leur office. Ils marchaient vers de nouveaux combats, ne laissant derrière eux que des ruines.

Raymond VI, comte de Toulouse, repartait lui aussi, hanté désormais par l’horreur de ces journées, et par la honte de n’avoir rien fait.

Il passa la main sur son visage.

Je fais le serment de rendre à l’Occitanie la paix qu’elle mérite ! J’en fais le serment, je n’aurai de répit avant d’avoir atteint ce but !

À la nuit tombante, Escartille grimpa sur une colline voisine, d’où il pouvait contempler la ville dévastée et les volutes de fumée montant vers le ciel. À l’ombre d’un noisetier, tandis que le soleil se couchait, il enterra le jeune adolescent, se souvenant du timbre si pur de sa voix.

C’étaient Églantine, et Robert, et tous ces pauvres gens qu’il enterrait en cet instant.

Il hésita à mettre une croix sur cette tombe.

Dieu reconnaîtra les siens.

Il planta deux bâtons de bois, accrochés ensemble, qui formaient un crucifix.

Dieu reconnaîtra les siens.

Avec une moue de dégoût, il donna un coup de pied.

La croix tomba sur le sol.

Le troubadour s’assit lourdement. Il chanta pour son fils, qu’il continuait de nourrir comme il le pouvait, avec les maigres provisions qu’il était parvenu à réunir dans l’enceinte de la ville.

Si ta mère nous voyait ! pensa-t-il avec un faible sourire.

Il porta Aimery contre son cœur, pour mieux sentir cette vie palpitante.

À peine revenu de cette horreur qu’il avait encore du mal à admettre, il comprit que cette guerre serait longue, qu’elle n’aurait rien d’ordinaire. Ainsi, l’homme était capable de telles atrocités ! Il pouvait exterminer son semblable sans le moindre discernement, pour des raisons dites « nobles » ! Il était capable d’en finir, d’un coup, avec une population entière ! De la rayer de la carte ! Il pouvait n’être plus qu’un animal, un monstre ! Un monstre de violence, avide de chair ! Pour la première fois de sa vie, Escartille se prit à douter de la confiance qu’il avait toujours mise en ceux de sa race.

Il regarda la croix échouée sur le sol.

Mais alors, mon Dieu, que faut-il croire ? En qui faut-il croire ?

Il se releva, hurla soudain son désespoir.

— Où êtes-Vous, maintenant ? Pourquoi ce silence ?

Ta révolte est vaine, Escartille.

Toute révolte est vaine.

Ni Dieu ni Diable ne sont responsables.

Mais l’homme…

Cette guerre albigeoise n’était pas une guerre de conquête. Ce n’était pas une de ces guerres habituelles, où les pouvoirs des seigneurs s’affrontaient pour la possession de terres ou de richesses matérielles. Non : c’était une guerre d’extermination. Il fallait exterminer les cathares, systématiquement, au risque d’entraîner avec eux des innocents.

Escartille comprit que commençait en Occitanie une guerre des âmes.

Il l’avait longtemps pensé. Ce fut la première fois qu’il le formula.

Il s’entendit murmurer :

— Quelle est cette nature singulière, mon Dieu, qui fait que nous nous éloignons de la vérité dès que nous en cherchons les causes ? Pourquoi nous précipiter sans cesse vers de nouveaux mystères ?

Il regarda son fils.

— Pourquoi avons-nous besoin de rechercher les causes de notre vie ? Et quelle cause vaut la peine d’être défendue si, à tout instant, mon enfant risque de périr de Votre main ?

Il se leva, criant de nouveau.

— Ne pouvons-nous vivre sans avoir rien à défendre ? Se battre… Ils ne pensent tous qu’à se battre ! Voilà une manie que je ne comprends pas. Quoi de plus sot, Seigneur, que de jouer les loups pour défendre les agneaux, que d’user son temps à faire couler le sang, alors que nous pourrions profiter de tant de beautés ? Je ne veux pas me battre, mon Dieu, pas même en Votre nom – surtout pas en Votre nom !

Il tournait à présent sur lui-même.

— Pourquoi faut-il que nous soyons sans cesse animés par cette insoutenable volonté de croire en quelque chose ? Si c’est cela, Seigneur, si notre humanité et notre foi en la vie sont une même chose, à quelle foi puis-je m’en remettre aujourd’hui ? Et si ce n’est pas cela… si nous sommes voués au néant, quoi que nous fassions – à quoi bon continuer à vivre ?

Tu parles, Escartille, tu parles et tu ne sais plus ce que tu dis.

La voix du troubadour retomba, d’un coup.

— Quelle fin saurait être bonne, murmura-t-il, si les moyens dont nous usons sont ignobles ? Si toujours, Votre absolu nous fuit comme une chimère ? Peut-on admettre qu’il n’existe aucune vérité, sinon celle de l’homme qui prétend la détenir – et celle de ces milliers d’autres, de ces milliers d’hommes qui prétendent le contraire ? Accusez-moi de toutes les naïvetés, Seigneur, mais pas de celle-ci ! Que valent ces soldats du Christ, et ces cathares qui veulent secouer leur joug de servitude, puisque le résultat est identique ? Le Bien et le Mal n’ont plus de raison dans ces jardins que l’on détruit. Pourquoi me sauver, Seigneur, tout en me poussant le même jour à Vous renier, à cracher sur ces croix, sur ces tombes et sur tous Vos beaux principes ?

Ce constat éveilla en lui un trouble profond.

Jaillie de nulle part, une pensée s’imposa subitement à lui.

Un jour, il te faudra choisir. Tel est ton drame, et le lot de ta vie.

Mais il existe une réponse,

Et cette réponse, tu la connais déjà.

— Louve, murmura-t-il. Louve !

Et il ne resta bientôt plus que le silence, qui se mourait avec le couchant.

Alors qu’il allait s’endormir, épuisé, il vit un chevalier, au sommet de la colline. Il crut tout d’abord qu’il rêvait déjà ; les yeux du troubadour étaient nimbés d’une étrange clarté, due, peut-être, à ses larmes et au soleil finissant. Cet homme, assis sur un destrier noir, contemplait lui aussi les restes fumants de la ville. Sa cape tombait en larges pans sur les flancs de l’animal. Son armure, autrefois scintillante, était ternie de poussière. Un heaume luisant recouvrait son crâne. Il avait les yeux sombres, une barbe fournie. Mais ce n’était ni un Français de l’ost, ni l’un des guerriers échappé de la ville. Pour preuve, sa peau, si brune, presque noire, et ses traits ravagés de fatigue, qui laissaient à penser qu’il venait d’ailleurs et avait fait une longue route. Peut-être cet étrange messager venait-il d’Orient. Il portait au côté quelques bagages maigres, dont une besace de cuir.

— Qui êtes-vous ? demanda Escartille, se redressant sur ses coudes.

Le chevalier, tout d’abord, ne bougea pas. Puis il tourna la tête en direction du troubadour.

Il finit par dire, d’une voix profonde :

— Je viens de si loin que tu ne saurais le concevoir. Je viens d’une terre de sang et de feu, d’une terre vaincue et pourtant mille fois sainte…

— Mais… que faites-vous ici ?

À nouveau, le chevalier se tut. Il laissa passer quelques secondes et reprit :

— Une ville est tombée et ce n’est encore que le début. Je vais en ce château que l’on construit, sur ce pic imprenable. Je vais à Montségur.

Il eut un sourire, qui s’effaça lentement de son visage.

— Montségur… dit Escartille. Qu’allez-vous y faire ?

Le chevalier ne répondit pas. Puis il dit :

— As-tu idée de la raison véritable pour laquelle on se bat ici ?

Escartille hocha la tête, les traits de son visage se tordant en une grimace amère.

— Y a-t-il un motif suffisant pour autoriser une telle horreur ? dit-il seulement.

Le chevalier le regarda encore.

Il posa sur sa besace noire sa main gantée.

— Oh oui, dit-il avec gravité, les yeux dans le vide.

Escartille le considéra longuement, intrigué. Il regardait cette besace, dont il ne parvenait pas à voir le contenu. Il voulut demander davantage d’explications, mais les mots venaient mourir au bord de ses lèvres. Le cavalier parut soudain submergé de fatigue et de tristesse. Il se tourna vers le troubadour et dit encore :

— Et toi, troubadour ? Où vas-tu, à présent ?

Escartille hocha la tête.

— Moi ? Je vais… je vais tâcher de sauver nos vies.

Un calcul rapide se fit dans sa tête embrouillée. Le pays était maintenant infesté par la guerre. Les accès montagneux vers l’Espagne lui seraient sans doute coupés. L’Aragon ! Et il allait s’y rendre ainsi, épuisé, sans vivres ni bagages ? Il ne pourrait aller bien loin ! Aimery et lui avaient besoin de soins immédiats. Ils risquaient tout simplement de périr en route, de tomber sur les routiers, levés en masse dans le sillage de l’ost. Il avait assez vu de quoi ils étaient capables. Avait-il seulement la certitude que Louve était bel et bien repartie dans son pays natal ? Il n’était sûr de rien. Il avait beau sentir son cœur submergé de colère et de chagrin, il n’y avait pas à balancer. Il devrait faire étape dans la cité la plus proche pour y retrouver un peu de répit, et glaner les informations dont il avait besoin. Il était resté fidèle à la parole donnée et aux craintes légitimes de la servante, qui redoutait de voir mises en péril la vie de sa maîtresse et celle de son enfant, s’il tentait de les retrouver. Mais le danger d’aujourd’hui était sans commune mesure. S’il ignorait où se trouvait Louve à présent, du moins savait-il où l’on avait dû la voir pour la dernière fois… N’était-ce pas de là qu’il devait reprendre ses investigations ? Après son départ de Puivert, Don Antonio s’était rendu à Toulouse, auprès de Raymond VI. Pourtant, ce n’était pas là le dernier endroit par lequel il avait dû passer.

Puivert, Toulouse, et ensuite…

Oui – tous les chemins le conduisaient en un même lieu. Une seule ville était à la fois le verrou de la route de Toulouse, du comté de Foix et de l’Aragon. Mais cette ville risquait d’être également la prochaine cible de la conquête de l’ost.

Escartille releva les yeux.

— Je vais… Je vais faire ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. Je vais me mettre à l’abri d’autres murailles qui celles-là, je l’espère, tiendront quoi qu’il advienne.

— Où cela ?

— À Carcassonne, dit Escartille.

Et il répéta :

— Carcassonne la grande.

— Oui, dit le chevalier, il se peut que les Français, entraînés par leur triste victoire, marchent dès à présent vers Toulouse, et que tu passes au travers de leur folie, pendant qu’ils prennent d’assaut la ville comtale. Mais oseront-ils ? Entends-tu quelque chose aux tactiques militaires, troubadour ? Si tu te trompes… Carcassonne pourrait bien être leur prochaine destination. Ton pari est risqué, le sais-tu ?

Escartille porta une main à son front en gémissant. Puis il serra le poing.

— Je n’ai pas le choix. Il me faut un asile digne de ce nom, d’où je puisse repartir dès qu’il me sera possible. J’arriverai à Carcassonne avant eux. Ils sont des milliers et je suis seul. Je serai plus rapide. Je n’ai pas le choix.

Le chevalier regarda encore le jeune troubadour et son enfant.

— Pardonne-moi, mon ami… Mais je ne puis t’être d’aucun secours. Ma mission est immense et nous dépasse tous. Elle ne souffre aucun délai. Elle est plus importante que toi, elle l’est plus que moi-même et que le sort de cette ville tout entière. J’aurais aimé que les choses soient autrement… mais je ne puis rien pour toi.

Escartille retomba en arrière, mort de fatigue, Aimery contre lui.

— Eh bien, dit encore le cavalier, bonne chance, troubadour.

Il donna du talon et tourna les rênes de son cheval dans un bruit de sabots, avant de lancer un « Adieu, donc ! » à Escartille.

Et il partit vers Montségur.

Irai-je encore dans la gueule du loup ?

Pour vous, ma Dame ? Pour toi ?

Escartille jura, pleura, puis sombra dans un profond sommeil.

Le cavalier, longtemps, occupa son esprit.

Puis il vit un château, immense et noir, juché sur un pic de montagne.

La silhouette de ce sombre édifice, perdu au milieu des brumes, lui était vaguement familière.

Et le Diable, ce Diable qu’il avait vu à Béziers – il était là, le Maître du Monde, continuant de ricaner sur sa flèche.